A la suite de notre appel à contribution, Arthur Mary, rédacteur du blog de psychologie et psychanalyse Sujet, Objet (abjet), nous a envoyé cet article concernant les faux souvenirs. Nous espérons que sa réflexion, forte et actuelle, suscitera les commentaires.
Là où règne l’irreprésentable nous devrons inventer une scène, imaginer un scénario afin que quelque chose émerge à la place de rien.
J. Cabassut et M. Ham
Depuis quelques années, nous assistons à un débat sur la question du « syndrome des faux souvenirs induits ». Pendant des psychothérapies, menées par des psychologues, psychiatres, psychothérapeutes ou psychanalystes, émerge chez le patient un souvenir qui lui avait comme échappé depuis toujours. Souvenir d’abus sexuels traumatisants, de scènes de violences dont le patient fut la victime, ce récit est accueilli (trop) souvent comme la reconquête d’un matériel refoulé par le patient que le processus psychothérapeutique aura remis à jour. La théorisation qui en est faite est d’allure psychanalytique : remise à jour, réminiscence d’une vérité refoulée, car trop dure à porter consciemment ; la névrose du patient s’originerait dans la séduction incestuelle du jeune enfant qu’il était par un adulte – référence à la théorie freudienne dite « de la séduction », que Freud avait pourtant abandonnée très tôt (1897)[1]. Nous connaissons la suite : le patient, sous le choc d’une telle (re)découverte, et malheureusement, souvent appuyé par son thérapeute, s’engage sur la scène du juridique à faire payer ce crime qu’il aura porté si longtemps et d’où provient tout son mal être. Sans doute, y a-t-il « jouissance » (au sens où l’emploient les lacaniens) pour le patient à faire reconnaître son statut de victime et à obtenir réparation, dommages et intérêts.
Le drame est que l’on a découvert que ces souvenirs traumatiques qui apparaissent pendant les thérapies n’ont fréquemment aucun adéquation avec la réalité évènementielle de l’histoire du patient. Ces souvenirs ont pu ainsi donner lieu à des procès déchirant des familles, et à des condamnations sur la base de ces seuls souvenirs. Des injustices parfois irréparables pour les accusés qui en ont fait les frais.
Comment comprendre ce phénomène ? L’explication la plus courante fait du thérapeute un soignant malveillant qui induirait volontairement chez son patient de « faux souvenirs », le manipulateur d’un patient-objet, bref, pour tout dire, un pervers. Venant étayer cette hypothèse, des expériences de psychologie sociale ont montré, par l’expérimentation, qu’il était très facile d’induire chez des sujets de faux souvenirs. On regretta au passage le peu de questionnements éthiques que de telles expérimentations auront soulevés. Pourtant, tout cela ne dit rien des intentions du thérapeute, supposé malveillant ou pervers. Que des chercheurs en psychologie soient capables d’induire volontairement des souvenirs construits de toute pièce ne démontre en rien que des cliniciens qui mènent des psychothérapies en fasse autant !
Adoptant la position de l’avocat du Diable, je dirais que plutôt qu’à des manipulateurs pervers, nous avons affaire le plus souvent à des thérapeutes, pleins de bonne volonté peut-être, mais d’une insuffisance théorique et d’un manque de rigueur redoutables. Car à dire vrai, ces cas d’émergence de souvenirs de traumatismes, généralement à caractère sexuel, ne sont pas un phénomène récent. On en trouve la mention dans une lettre de Freud à Fliess du 21 septembre 1897 : « Je ne crois plus en ma neurotica. » Et parmi les raisons qu’il donne à son renoncement à cette première théorie, il écrit : « la surprise que, dans tous les cas, le père, et je n’exclus pas le mien, aurait dû être accusé de perversion – la manifestation d’une fréquence inattendue de cas d’hystérie, avec exactement les mêmes conditions prévalant dans tous les cas, alors que certainement une telle perversion généralisée à l’égard des enfants est très peu probable ».
Ce matériel remémoré dans le transfert – phénomène si particulier à la relation thérapeutique où s’actualise, se répète quelque chose du sujet (la structure psychique, l’oedipe) –, ce matériel est en lui-même un effet du transfert[2]. Il s’adresse inconsciemment à la figure du soignant. Il se structure comme un fantasme – l’article de Freud sur le fantasme de fustigation « un enfant est battu » (1919) en avait déjà cerné les coordonnées. En somme, le souvenir d’une agression, bâti comme un fantasme, qui apparaît à la conscience du fait de la relation thérapeutique ; et rien ne nous permet encore de dire ce qu’il en est de la réalité des évènements. Alors, est-il sans doute imprudent de prendre trop vite à la lettre ces souvenirs. Ces thérapeutes qui se réclament de Freud auraient donc tout intérêt à ne pas se détourner si vite de ses travaux, au risque de ne s’orienter que d’une lecture naïve et superficielle d’un auteur plus complexe qu’il n’y paraît.
Ajoutons, toujours à l’adresse de ces psychothérapeutes, que ces souvenirs (« vrais » ou « faux ») pourraient bien occuper la fonction de ce que Freud et les premiers psychanalystes ont décrit en termes de « souvenir-écran ». C’est-à-dire, un matériel mnésique qui fait écran à la vérité du sujet, qui fait résistance à l’élaboration analytique et au processus psychothérapeutique. Pour le dire autrement, il se pourrait que ces souvenirs se constituent davantage comme fonction de méconnaissance du sujet.
Alors que faire de ces réminiscences, si douloureuses pour le sujet et que signe un sentiment d’« inquiétante étrangeté » ? Interroger ce souvenir, en connaître les détails, et comprendre pourquoi et comment, à ce moment précis de la thérapie il s’impose à la conscience. Est-ce un rêve ? un fantasme ? une découverte étayée par des éléments extérieures à la cure ? Ne pas prendre trop vite ces souvenirs au pied de la lettre, c’est maintenir l’hypothèse freudienne de l’inconscient : qu’est-ce que le patient dit à son insu en communicant ce souvenir à son thérapeute ?
Dans le cas où ce souvenir d’abus vécus par le patient renvoie effectivement à une réalité des évènements, il convient que l’investissement de la scène juridique fasse l’objet d’une élaboration préalable par le patient, non pas un passage à l’acte revendicatif dont les « vertues thérapeutiques » seraient alors plus que douteuses. Régler ses comptes, faire payer l’innommable ou la froide vendetta n’ont pas nécessairement les propriétés curatives qu’on leur suppose, quelque jouissive soit la vengeance.
Arthur Mary
Bibliographie
Abraham, K., « Le souvenir écran d’un évènement de l’enfance de signification apparemment étiologique », in Œuvres complètes I : 1907-1914, éd. Payot, 2000.
Cabassut, J., Ham, M., « Névrose traumatique et fantasme : la question du père », in Cahiers de psychologie clinique, n°26, 2006/1, pp. 47-65.
Freud, S., « Sur les souvenirs-écrans » (1899), in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
Freud, S., Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), chap. « souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans », éd. Payot, 2004.
Freud, S., « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » (1919), in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
Freud, S., « L’inquiétante étrangeté » (1919), in L’inquiétante étrangeté et autres essais, éd. Gallimard, 1988.
Gori, R., La preuve par la parole. Sur la causalité en psychanalyse, Paris, PUF., coll. « Psychopathologie », 1996.
[1] La Scientologie, dans sa pratique de l’audit, s’appuie sur une théorisation également d’allure psychanalytique : les traumatismes de la personne s’inscrivent (« engrammes ») dans l’inconscient (« mental réactif ») ; de plus, la relation duelle entre l’auditor et l’audité mobilise également une dynamique transférentielle (propice à l’émergence de ces souvenirs) qui échappe à la conceptualisation de l’auditing par la scientologie.
[2] Freud rencontra le phénomène de transfert quand, alors qu’il pratiquait encore l’hypnose, une de ses patientes se jeta dans ses bras, « amoureusement ». Le génie de Freud aura été de ne pas considérer ce mouvement de tendresse comme véritablement adressé à lui, mais d’y voir une manifestation produite par la relation particulière qui s’établit entre le soignant et le soigné, un transport amoureux à l’égard de la figure du Soignant dont Freud n’est qu’un tenant lieu.
Une courte remarque que je développerai un peu plus tard: et si ces procès post-thérapeutique étaient égalemment l’expression du contre transfert mal maîtrisé des thérapeutes?
J’attends avec impatience que tu développes cette remarque.
En attendant, elle m’inspire ceci :
ces investissements précipités de la scène juridique (sans qu’il y ait eu un travail psychique préalable) peuvent facilement basculer dans la résistance à ce travail, dans l’aveuglement sur la part que prend le sujet dans l’élévation de l’évènement traumatique à la fonction de Trauma.
Le minimum d’élaboration serait en tout cas de noter qu’il y a une Loi (pas seulement symbolique, mais aussi pénal) et que tout n’est pas permis. L’agresseur présumé est donc à ce titre lui aussi soumis à un ordre symbolique.
Je suis tout à fait d’accord avec cette idée d’aveuglement du thérapeute. Bien souvent le thérapeute avance à tatons dans la thérapie (on ne comprend pas grand chose, on ne sait pas très bien où l’on va etc.). Le risque est alors grand de s’aveugler totalement, de prendre des vessies pour des lanternes et des fantasmes pour des procès..
D’une manière plus large, il me semble que l’article pose la question de la place du réel dans la thérapie. Que fait-on du réel?
-La thérapie n’a-t-elle rien à voir avec la réalité factuelle? (je me souviens d’une psy qui me disais que, pour elle, le réel ne passait pas la porte du cabinet)
-Ou, si la réalité factuelle a quelque chose à voir avec la thérapie, a quelle place mettre cette réalité et comment être sûr de ne pas la confondre avec le fantasme du patient? (il faudrait également distinguer plus précisément réel et réalité factuelle car je glisse un peu d’un concept à l’autre mais cela nous emmènerait un peu loin)
Bonjour,
je viens de lire votre article très intéressant.
En complément je voudrais vous signaler 3 dossiers très approfondis qui ont été publiés récemment sur ce sujet par Brigitte Axelrad :
1) Les origines du « Syndrome des faux souvenirs »:
http://www.zetetique.fr/index.php/dossiers/115-syndrome-faux-souvenirs
2) Faux souvenirs et manipulations mentale
http://www.zetetique.fr/index.php/dossiers/130-faux-souvenirs
et
3) Faux souvenirs et personnalité multiple
http://www.zetetique.fr/index.php/dossiers/287-personnalite-multiple
Ils répondent à l’essentiel des questions que posent les thérapies de la « mémoire retrouvée » et des faux souvenirs.
Cordialement
Marie Meistermann
Pingback : Pourquoi les psychanalystes auront toujours raison ? « sujet, objet (abjet)
Pour toutes nouvelles victimes
depuis 2005
Voir AFSI
Maison des Associations du 13″
11 rue Caillaux
75013 PARIS
0681671055
@ Berthelot Michelle : Merci pour ces informations.
Pour en savoir plus sur l’AFSI et sa grande soeur américaine la FMSF : http://www.psyvig.com/default_page.php?menu=40&page=76
Le site dédié aux faux souvenirs est plus précisément psyfmfrance en collaboration étroite avec la FMSF américaine et la BMS anglaise :
http://www.psyfmfrance.fr
On y trouve toute l’information sur ce sujet et seulement sur ce sujet. Il est remis à jour régulièrement
Marie Meistermann
l’A F S I est la première et seule association en France, créée en 2005, qui traite des faux souvenirs. A ce jour plus de 400 familles ont rejoint l’ association.
L’important est que les familles victimes se regroupent auprès d’une Association pour mieux se faire entendre
La reconstruction des souvenirs selon l’évolution de celui qui se persuade de ses souvenirs et selon l’interlocuteur à qui il les révèle est une question capitale qui doit nous (les psychologues) inciter à la prudence dès lors qu’il y a une tentation de passer de l’expression libre à l’enquête, du psychologique au juridique. Un psychologue n’est ni un avocat ni un détective, il y a eu beaucoup de demandes à la CNCDP à propos de témoignages écrits de psychologues utilisé auprès des tribunaux.
Il me semble que s’apparentent au même phénomène de reconstruction de la mémoire les déconstructions traumatiques que font des personnes ayant assisté ou participé à des événements qui ont suscité chez elle épouvante et culpabilité. Le film documentaire d’Ari Folman sur le massacre de Sabra et Chatila (Valse avec Bachir) en fournit un exemple saisissant.
D’une façon générale, je crois que notre mémoire fait preuve d’une précision fallacieuse, loin d’être une simple opération cognitive, elle est chargée de tous nos désirs et de toutes nos angoisses, peut-être même a-t-elle pour fonction de les contenir et de les organiser pour les rendre plus supportables. Le pire est sans doute de tout perdre – ce qui est inéluctable – d’où un besoin de faire renaître les souvenirs d’une manière qui nous arrange.
En complément de l’information donnée ci-dessus, j’indique qu’un livre « Les ravages des faux souvenirs ou la mémoire manipulée » de Brigitte Axelrad a été publié aux éditions book-e-book, en septembre 2010 :
http://www.book-e-book.com
Pingback : Syndrome des faux souvenirs induits « Pensées cliniques
Séverine Benchimoun
bonjour, je suis serais ? moi aussi victime de faux-souvenirs à titre sexuel qui ont été jusqu’à me faire sauter par la fenêtre de mon « chez-moi psychique? et réel d’un 3ème étage … qqn pourrait m’aider à en savoir plus sur moi, l’idée ? du viol .. , l’idée du passage à l’acte suicidaire, etcetc; merci de m’aider, je bloque depuis 9ans en psychiatrie depuis …. dépression bi-polaire, schyzophrénie …