L’absolu du mot contre l’intensité de la douleur. Professeur de sociologie à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, David Le Breton, auteur d’une trentaine d’essais toujours aussi passionnants, nous entraîne, une fois encore, dans un univers littéraire particulier afin de nous permettre d’appréhender les ressorts les plus énigmatiques de la souffrance humaine. Son approche des « Expériences de la douleur » parues aux Editions Métailié, s’accompagne d’une exploitation minutieuse, raffinée mais point académique, d’un dire issu du quotidien et dont l’usage suggère au lecteur une voix d’accès intelligible, par surcroît inattendue, à la compréhension de ses propres maux. S’il prolonge le célèbre « Anthropologie de la douleur » (1995, rééd. 2005), cet ouvrage nous rappelle également cette fascination maîtrisée et exigeante de l’auteur pour la variation extrême des « ressentis individuels », à même de cerner les raisons pour lesquelles les souffrances signifient douleur chez les uns, plaisir chez les autres. Dans sa relation au corps, marquée justement par le « privilège tragique de la douleur », l’homme redevient singulier, unique. D’où un « indicible intime » de la souffrance lequel « contamine » néanmoins l’ensemble du rapport au monde de l’individu.
De la douleur « ambiguë » de l’accouchement qui donne la vie à la pratique perverse de la torture qui sème la mort, des opérations initiatiques de tatouage aux rencontres hautement scénarisées du sado-masochisme, des traces physiques laissées sur la peau à l’image des phénomènes de violence conjugale, de l’expression parfois insoutenable du Body Art et des scarifications adolescentes, aux sournois tourments du psychisme responsables d’inexplicables conduites à risque, de la douleur vécue comme une extase à celle qui crée du lien social, de celle qui supplée au déficit du langage à celle qui hurle le silence intérieur, David Le Breton ne laisse rien passer : ce fin limier du « déchiffrement » de la blessure n’écarte aucun indice ténu susceptible d’éclairer les origines mystérieuses, les manifestations imprévisibles et les métamorphoses spectaculaires de la souffrance, définie comme le « degré de pénibilité de la douleur ».
S’il ne pratique pas le mélange des genres, cet éminent membre de l’Institut universitaire de France et du Laboratoire URA-CNRS « Cultures et sociétés en Europe » nourrit ses recherches aussi bien de la philosophie, citant au passage Eschyle, que de l’histoire. Mais c’est le plus souvent dans les ressources offertes par la psychanalyse, et autant que l’extension du périmètre anthropologique l’y autorise, qu’il puise nombre de ses réflexions : le symptôme, reconnaît l’auteur, devient souvent « langage ». Aux confins de l’observation et de la cure, aux frontières du « sens » et du « meurtre de la chose », la puissance du mot devient la clé qui ouvre sur une immense cour humaine et désespérée des miracles, fréquentée assidûment par les deux disciplines. /.
Nice, le 7 avril 2010
Jean-Luc Vannier
Théorie qui n’a pas l’air si éloignée que ça de la phénoménologie psychiatrique de E. Straus puisque celui-ci voit dans la douleur l’expérience vécue immédiate d’une perturbation dans la relation avec le monde. C’est pourquoi sentir une douleur signifie simultanément « se sentir », et plus exactement se découvrir changé dans sa relation corporelle avec le monde.