Les traces de l’archaïque, Laure Ayoun et al. – par J-L Vannier

Les traces de l’archaïque, Laure Ayoun, Patrick Ayoun et Francis Drossart. Préface de Monique Bydlowski, Coll. L’ailleurs du corps, Eres, 2010.

D’un point de vue psychique, une naissance soulève au moins trois sujets de préoccupation: la mère, le bébé et la relation précoce entre les deux. Spécialiste des dépressions maternelles, la psychanalyste Monique Bydlowski dont il a déjà été question dans ces chroniques (http://paradoxa1856.wordpress.com/2010/05/28/depression-du-bebe-depression-de-ladolescent-par-jean-luc-vannier/) préface aux Editions Eres un ouvrage passionnant qui témoigne des récentes recherches consacrées aux multiples facettes de cette « situation anthropologique fondamentale », selon la formule du Pr Jean Laplanche cité dès l’introduction. Prolongeant l’assertion freudienne selon laquelle « l’amour d’une mère pour son nourrisson est bien plus profond que son affection ultérieure pour l’enfant qui grandit », elle défend la thèse d’une « levée temporaire du refoulement habituel » de la mère pendant la grossesse. Une véritable « césure psychique de la mère » s’opère à la naissance pour son collègue Francis Drossart qui nomme « hiatus périnatal », ce moment reliant un « affect de vacuité » à « l’expulsion du bébé intra-utérin en tant qu’objet intériorisé » dans la psyché maternelle. Prélude clinique qui conduit à son tour la psychologue Joëlle Rochette à opérer dans le développement suivant un intéressant renversement de perspective du symptôme: cette psychanalyste ne décèle pas dans le blues du post-partum immédiat une « difficulté d’amorçage des premiers liens » mais veut au contraire y voir « le marqueur d’une régression nécessaire », le signal d’un retour temporaire et adaptatif de la mère à la situation d’Hilflosigkeit, le sentiment de désaide éprouvé par le bébé. L’enseignante à l’Université de Lyon 2 ne s’arrête d’ailleurs pas en si bon chemin: par une « analogie inverse en miroir » au travail psychique de deuil chez un sujet, elle estime qu’avec la naissance, ce dernier ne « doit pas abandonner des investissements mais en produire ». Joëlle Rochette rejoint les conclusions de Francis Drossart sur l’idée de « discontinuité » caractéristique de cette période en précisant toutefois que cette césure ne peut-être « colmatée par les soins maternels », nouvel objet censé remplacer « la situation foetale biologique ». La démonstration est intellectuellement nourrie et particulièrement convaincante.

Malgré ces deux chapitres successifs qui comptent parmi les plus audacieux de ce riche opuscule, les deux auteurs ne vont pas, pourrait-on dire, jusqu’au bout de leur raisonnement. Francis Drossart et Joëlle Rochette se croisent plusieurs fois sans vraiment se rencontrer sur une idée finalement  commune à leurs deux études: la naissance empreinte autant à la pulsion -sexuelle- de vie qu’à la pulsion -sexuelle- de mort. Reconnaissant la dualité pulsionnelle entre Eros et Thanatos, le premier étaye une bonne part de sa réflexion sur le « fantasme de l’enfant mort », l’enfant réel se « substituant » à « l’enfant intra-utérin réellement perdu ». Un enfant du « Réel » au sens lacanien? Mais dans sa conclusion, le pédopsychiatre et Directeur de recherche à l’Université Paris-Diderot « pose la question de la re-sexualisation », celle du psychisme maternel après le vide obstétrical, au cours du travail analytique dans la « confrontation au traumatisme ». On peut se demander pour quelles raisons l’auteur interroge si tardivement cette dimension essentielle, sauf à laisser accroire que cette dernière a pu s’éclipser lors de l’accouchement. Une dimension sexuelle qui, si l’on s’en réfère à Hélène Deutsch, une des pionnières du freudisme en la matière, n’abandonne probablement jamais l’ensemble du processus de natalité (Hélène Deutsch, Psychanalyse des fonctions sexuelles de la femme, PUF, 1994).

Cette hypothèse pourrait, semble-t-il, trouver confirmation dans les considérations cliniques de Joëlle Rochette sur le « blues des quarante jours ». Notion dont les précédentes contributions de l’auteure ont brillamment exploré la signification rituelle. Les « relevailles » de la quarantaine existent dans pratiquement toutes les religions, affirme une note de bas de page qui cite le célèbre livre d’Arnold Van Gennep sur les rites de passage (Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Emile Nourry, 1909, rééd. Picard, 1981). Comme elle s’est y risquée -avec succès- pour la question de l’investissement psychique maternel, Joëlle Rochette aurait pu alors établir un saisissant parallèle entre ces délais et ceux requis pour les rites commémoratifs concernant un défunt après ses funérailles officielles. Ils sont, à quelque symbolisme près, identiques pour plusieurs religions et philosophies. Aux quarante jours de relevailles chez les Musulmans et les Chrétiens répond le quarantième jour de deuil dans ces monothéismes. Quant au chiffre quarante dans la Torah, il se réfère d’abord aux quarante jours de « formation du foetus », singulièrement décomposés en trente-trois plus sept jours après la naissance. Dans le judaïsme, le souvenir du défunt au huitième jour fait lui aussi écho à la nécessaire circoncision du nouveau-né.  En clair: il faut sept jours au nourrisson pour quitter le sanctuaire et gouter aux joies de la castration -la circoncision a lieu le huitième jour- et sept jours au défunt pour regagner les limbes qui l’ont livré au monde et ainsi apprécier les plaisirs de la délivrance. Arrêtons ici cette diversion qui mêle anthropologie et psychanalyse.

Comprenons-en néanmoins la portée: si des « traces de l’archaïque » existent, elles se révèlent avec éclat dans les « deux composantes antagonistes, l’instinct de vie et l’instinct de destruction, contenues dans l’instinct de procréation », toutes deux mentionnées dès 1913 par Sabina Spielrein (Sabina Spielrein, « La destruction comme cause du devenir », « Entre Freud et Jung », Aubier 1981, pp. 256). Pris comme référence par Monique Bydlowski, le Pr Laplanche a d’ailleurs affiné ces notions dans ses considérations sur « pulsion sexuelle de vie et pulsion sexuelle de mort », oscillation dans laquelle ces « traces » semblent indéfiniment se ressourcer. En hébreu, le cimetière ne se dit-il pas : « Beit Ha’Haïm » ? C’est à dire « la Maison des Vivants »!

Nice, le 24 septembre 2010

Jean-Luc Vannier

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