Psychanalyse et révolution, Essais, Otto Gross, Traduit de l’allemand par Jeanne Etoré, Préface de Jacques Le Rider, Edition du Sandre, 2011
Les turbulents disciples de Sigmund Freud, souvent cantonnés par les exigences de l’hagiographie aux marges de la psychanalyse officielle, obtiendront-ils un jour droit de cité ? A la lumière des retours en grâce dont ont pu bénéficier, il y a plusieurs années, les brillants Sandor Ferenczi ou Victor Tausk (« Œuvres psychanalytiques », Coll. « Sciences de l’homme », Payot, 2000), il est permis de le penser. Ce pourrait être aussi le cas du psychanalyste Otto Gross auquel les Editions du Sandre consacrent un passionnant ouvrage : un recueil de ses principaux essais théoriques précédé d’une importante préface à la fois intelligente et sensible du Professeur Jacques Le Rider.
Né le 17 mars 1877, Otto Gross obtient son doctorat de médecine à l’Université de Graz malgré un tropisme imprégné dès sa petite enfance des sciences de la nature comme la biologie et la zoologie. A peine son diplôme en poche, il embarque comme médecin de bord sur les paquebots de la ligne Hambourg-Amérique du sud. Périples dont il « conservera, explique Jacques Le Rider, le souvenir ébloui d’excursions dans l’arrière-pays latino-américain mais aussi le goût de la cocaïne, de la morphine et de l’opium ». D’où une première cure de désintoxication à la clinique du Burghözli de Zürich, où travaille Carl Gustav Jung avec lequel il suivra ensuite une analyse. Une rencontre à même de développer son intérêt déjà latent pour la psychologie des profondeurs : c’est en 1904, selon Ernest Jones, qu’a lieu la première rencontre entre Sigmund Freud et Otto Gross : « homme génial qui malheureusement fut plus tard atteint de schizophrénie » commente le biographe de Freud. Malgré sa participation, en avril 1908, au premier Congrès de psychanalyse à Salzbourg, le jeune Otto Gross prend à contre-pied la vulgate freudienne : « la source principale des troubles psychiques n’est pas, selon lui, la sexualité mais la plus ou moins bonne adaptation de l’individu à la société ». Une idée qui deviendra, après son installation à Schwabing, le quartier intellectuel et artistique -alternatif dirions-nous aujourd’hui- de Munich, l’axe essentiel de ses réflexions : « le problème sexuel est en réalité un problème social et la crise individuelle, une crise culturelle ». La guérison des êtres implique en conséquence une « réforme des mœurs ». Un moyen de régler par conceptions analytiques interposées, ses comptes avec un père, influent pénaliste, qui n’hésitera pas à le faire arrêter par la police berlinoise, puis, à demander son internement psychiatrique dans un écrit testamentaire.
D’une valeur très inégale, les écrits d’Otto Gross qui figurent dans cet ouvrage n’en éclairent pas moins la pensée foisonnante d’une époque marquée par la première guerre mondiale. On aurait bien tort d’enfermer dans le seul pansexualisme d’un Wilhelm Reich ou dans la « doctrine vitaliste » d’un Hans Driesch, la pensée d’un auteur qui s’interroge sur la compatibilité du génie humain avec une société dans le cadre de laquelle ce dernier ne parvient pas à s’inscrire : à lire celui qui finira en 1920 vaincu par le froid et la fin dans l’entrée d’un immeuble berlinois, on songe immanquablement au « Combat avec le démon » de Stefan Zweig, inoubliables biographies -oserons-nous dire comparatives- de Von Kleist, Hölderlin et Nietzsche.
Dans « Violence parentale », article paru en 1908 ou dans « Révolte et morale dans l’inconscient » rédigé en 1920, Otto Gross dénonce, aussi bien qu’Alice Miller (http://paradoxa1856.wordpress.com/2011/09/17/l%E2%80%99essentiel-d%E2%80%99alice-miller-par-jean-luc-vannier/) les « suggestions de l’éducation parentale » : « la psychanalyse a tracé sa limite très précisément devant les découvertes qui mettraient en cause toute autorité traditionnelle ». Mais Otto Gross va plus loin que sa collègue suisse. Malgré quelques dérives utopiques sur le retour idyllique au « matriarcat communiste », son souhait d’associer « psychologie de l’inconscient et philosophie de la révolution », notamment dans son manifeste de 1913 « Comment surmonter la crise de la civilisation » en fait un précurseur de la « gauche freudienne » à l’image du psychanalyste engagé Erich Fromm : une vision pour le moins prémonitoire si l’on en juge l’interdiction de la pratique analytique dans nombre de dictatures contemporaines. A fortiori, lorsque ces dernières enlèvent et enferment, comme ce fut le cas récemment en Syrie, une spécialiste reconnue de la psyché.
Finalement, à lire ses textes les plus fondamentaux comme « Des infériorités psychopathologiques » ou bien encore, rédigés l’année de sa disparition au moment même où Freud publie en 1920 son écrit le plus controversé sur la pulsion de mort, ses « « Trois essais sur le conflit intérieur », titre dans lequel il est difficile de ne pas déceler un clin d’œil de l’élève au maître dont il critique la doctrine, on ne peut que constater la criante actualité politique des considérations d’Otto Gross : les controverses modernes sur la psychiatrie réduite à l’enfermement asilaire (http://paradoxa1856.wordpress.com/2010/10/14/le-souci-de-lhumain-un-defi-pour-la-psychiatrie-colette-chiland-et-al-par-j-l-vannier/ ), celles liées à la négation de l’individu dans le nouvel ordre psychiatrique (Maurice Corcos, « L’homme selon le DSM », Albin Michel, 2011) ou la « Déclaration de Lyon » initiée au Congrès des cinq continents et dédiée aux « effets psychosociaux sur la santé mentale de la mondialisation » ne correspondent-elles pas aux angoisses humaines du monde futur pointées et vécues par son auteur jusqu’à l’ultime déchirement ?
Nice, le 11 novembre 2011
Jean-Luc Vannier