La migration comme métaphore, Jean-Claude Métraux, Préface de Jean Furtos, Editions La Dispute, 2011.
Un vibrant plaidoyer humaniste doublé d’un essai riche et original. Et où l’acuité sociologique le dispute à la conviction politique. « Nous sommes tous des migrants », assure le pédopsychiatre suisse Jean-Claude Métraux en première partie de son ouvrage récemment paru aux Editions La Dispute. Et dont le titre lui fut inspiré par une œuvre de la regrettée essayiste et romancière américaine Susan Sontag (« La maladie comme métaphore », Seuil, 1979). Une nouvelle approche à la fois généreuse et philosophique de l’altérité : celle-là même qui fonde la dimension identitaire de l’être humain dès son origine et le poursuit jusqu’au dernier instant. Ultime migration s’il en est selon Jean Furtos qui en signe l’admirable préface. Une tentation d’universaliser le phénomène migratoire : l’auteur désigne par « migrants » l’ensemble des hommes et des femmes, « mettant alors l’accent sur leur commune substance migrante ». Quelle différence en effet, selon lui, entre l’étranger en provenance d’un horizon lointain et qui s’installe dans un pays inconnu et l’énigme d’un parcours individuel, le mystère d’une intériorité humaine dont chaque seconde lui fait aborder des rivages inexplorés ?
Entre le premier et le second, explique le rédacteur de « Deuils collectifs et création sociale » (La Dispute, 2004), « Nul besoin de partir bien loin pour souffrir de la migration, pour louper son intégration à la société d’accueil, pour échouer dans l’élaboration de son deuil migratoire ». Une migration conçue comme un point de capiton reliant d’autres concepts psychiques. Des notions que l’auteur, adepte dans son travail clinique d’une technique active fondée sur l’échange et le don avec le patient et que n’aurait pas dédaignée Sandor Ferenczi, tient étonnamment à l’écart de la psychanalyse : la séparation, le passage, le deuil et la perte. Autant d’irréductibles scansions rassemblées autour de la castration symbolique et qui, de la procréation à la mort, ponctuent toute trajectoire personnelle. Cette « métaphore », le pédopsychiatre la file, si l’on ose dire, jusque dans un style littéraire nourri d’intenses images poétiques et rythmé par des souvenirs d’enfance qui frisent la confession. Un concept qu’illustre aussi -de l’Amérique centrale au Continent africain- une carrière professionnelle internationale qui lui autorise l’estampille de « citoyen du monde ».
Dans son remarquable chapitre « Esquisse pour une phénoménologie de la migration », le spécialiste parvient à nous présenter avec des mots justes cette gradation ternaire qui consiste pour tout un chacun à « quitter un monde », à « passer d’un monde à l’autre » pour finalement « entrer » et « vivre dans un autre monde ». Chaque étape connaît ainsi ses douleurs et ses ratages respectifs : les résistances face à la méconnaissance de l’inconnu, les « congélations de deuil » qui maintiennent l’être attaché à la morbidité d’une pensée refusant sa métamorphose en souvenir, l’intrication contradictoire des « normes d’alliance » ou d’appartenance.
Malgré une argumentation pointue, marquée par un véritable enthousiasme et une profonde empathie, il est parfois difficile de suivre l’ancien volontaire sandiniste sur certains chemins semés d’aprioris idéologiques. Il en va ainsi de la question de la « responsabilité » : qu’entend exactement l’auteur par les « privilèges accordés par l’histoire » aux sociétés occidentales contre les « sociétés de la survie » dont les membres cherchent vainement à émigrer vers le nord ? Réfuterait-il la capacité des hommes à faire l’histoire même si, pour plagier Raymond Aron, ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ?
Dans sa démarche qui vise -légitimement- à fustiger la « crainte de nous dissoudre dans le métissage », Jean-Claude Métraux tend néanmoins à culpabiliser la société d’accueil dans le processus de « ghettoïsation dans la communauté d’origine ». Sans jamais s’interroger sur le degré éventuel de radicalité de la seconde comme il le fait si facilement pour la première : comment, par exemple, ne pas combattre le drame de l’excision ou le port forcé et dégradant pour la femme du niqab ? Peut-être parviendrait-il alors à mieux éclairer un écart susceptible de nuire à la rencontre positive des deux modèles, rencontre qu’il appelle pourtant de ses vœux. Cet unilatéralisme accusateur lui fait en outre critiquer l’offre en réseau des soins de santé au risque « d’emprisonner la personne souffrant d’exclusion dans les mailles du filet tendus par les détenteurs du pouvoir ». Serions-nous donc si proches des conditions asilaires où « la constellation sémantique de l’aliénation sociale se substituerait à celle de l’aliénation mentale » (Erving Goffman, Asiles, Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Coll. « Le sens commun », Les Editions de minuit, 1979) ?
Deux développements parmi d’autres où le sentiment prévaut que le clinicien réputé cède « inconsciemment » la place à l’intellectuel engagé. On ne saurait l’en blâmer. A condition toutefois d’éviter les amalgames. Un exemple : tout individu en quête de soins représente, comme le souligne à juste titre sur le plan sociologique Jean-Claude Métraux, « un élément constitutif d’un espace social aux positions clairement inégales ». Faut-il pour autant décrier, cette fois-ci sur le plan psychique, « l’asymétrie promulguée entre l’observateur autochtone et le migrant observé » ? Une asymétrie propice, comme le savent les psychanalystes, au déploiement bénéfique de la relation thérapeutique transférentielle./.
Nice, le 4 janvier 2012
Jean-Luc Vannier