L’institution

Les psychanalystes ont très tôt été obligés, dans leur clinique, de penser l’institution. Freud, ne s’étant jamais engagé dans cette pratique, il en a soutenu à plusieurs reprises la nécessité et l’intérêt. Depuis, la psychanalyse a su porter sa réflexion sur l’analyse “dans” et “de” l’institution.

Si on prend comme point de départ la définition de l’institution telle qu’elle apparaît dans le dictionnaire, on nous dit que l’institution est à la fois l’action d’instituer (dans le sens de création ou fondation) et la chose instituée (une personne morale, un groupement, un régime). On retrouve dès lors, comme pour l’organisation, cette dichotomie action-chose, processus/non-processus.

La définition que nous propose Lapassade illustre bien cette dichotomie: “On entend par institutions :

       des groupes sociaux officiels : entreprises, écoles, syndicats

       des systèmes de règles qui déterminent la vie des groupes.” (Lapassade, 1973, p. 149).

D’après ces définitions, je suis amené à distinguer l’Établissement, structure instituée et souvent figée, des procédures dynamiques qui y sont mises à l’oeuvre. Les mots de Jean Oury dans L’aliénation illustrent ces propos, quand il affirme qu’”une des premières démarches à faire dans tout ce qui est institutionnel c’est de faire la distinction entre établissement et institution. L’Établissement est un lieu, un collectif qui “établit” quelque chose. Selon les contextes linguistiques, un (état)-blissement est quelque chose d’organisé qui passe un contrat avec l’État”. L’établissement est le lieu physique où se matérialise l’institution. Il est alors important de distinguer ici, ces deux dimensions qui composent la notion d’institution, soit l’institution-groupe et l’institution-chose dans le vocabulaire de M.Hauriou ou l’institution-praxis et l’institution-chose en empruntant les termes à Jean-Paul Sartre (Lapassade, 1973, p.150), c’est-à-dire, d’un côté l’acte d’instituer et l’ensemble de normes, règles et valeurs qu’il présume, et de l’autre l’institution en soi en tant que groupe social et réalité matérielle.

Jean Claude Rouchy (2004) me semble plus clair à ce sujet quand il parle de « valeurs instituantes » plutôt que d’ « institution » car dans l’utilisation courante ce terme est souvent confondu avec celui d’ « organisation », dans une visée justement d’« objectivation », c’est-à-dire dans l’idée de trouver un support matériel concret (l’établissement) à l’institution. Les valeurs instituantes n’ont pas de forme. Elles vont prendre forme dans les systèmes organisés. Intériorisées par les sujets, elles se révèlent à travers la structuration des groupes et des organisations qui constituent le manifeste alors que l’institution constitue le latent : “L’institution est l’arrière-fond du processus, mais ne saurait être indifférente au processus lui-même” (Rouchy, 2004, p.15). La distinction s’avère alors compliquée entre l’institution et son actualisation dans les groupes et les organisations, la frontière entre l’institution-praxis et l’institution-chose n’étant pas toujours nette, puisque l’institution-chose est imprégnée de l’institution-praxis. Par conséquent, Rouchy s’oppose à Lapassade dans la mesure où il considère que le groupe, l’organisation et l’institution ne constituent pas trois “niveaux” successifs d’une classification mais des phénomènes qui s’imbriquent et qui s’articulent entre eux. Il y a un emboîtement fondamental entre les valeurs instituantes, les systèmes d’organisation, les groupes et les individus et non une hiérarchie de type pyramidal, comme le défend Lapassade (ce qui le conduit à poser l’institution comme “inconscient politique de la société” (Rouchy, 2004, p.185)). Pour une nouvelle définition de l’institution Rouchy fera appel à C.Castoriadis: “Par delà l’activité consciente d’institutionnalisation, les institutions ont trouvé leur source dans l’imaginaire inconscient. L’institution est un réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent, en proportions et relations variables, une composante fonctionnelle et une composante imaginaire.” (2004, p.18). Bleger inclut aussi ces deux composantes, fonctionnelle et imaginaire,   dans sa vision de l’institution quand il affirme que “l’institution est un ensemble de normes, de règles et d’activités regroupées autour des valeurs et des fonctions sociales” (2003, p.56).

L’institution est multidimensionnelle. Elle met en scène à la fois une dimension sociale, juridique, économique, politique, culturelle et psychique. C’est “l’inextricable” dont parle René Kaës (2005). Le même auteur va articuler la problématique institutionnelle avec celle du lien en introduisant la notion de “lien institué”. Ce type de lien est marqué par le désir des sujets de s’inscrire dans une durée et une stabilité. Kaës met en évidence trois grands principes instituants du lien institué qui sont aussi les principes de toute institutionnalisation:

1.Le passage de l’état de nature à l’état de culture. D’après les travaux de Claude Levi-Strauss, la culture remplit le rôle primordial d’assurer l’existence du groupe comme groupe en substituant l’organisation au hasard.

2.La réglementation des désirs, des interdits et des échanges.

3.La prescription des liens. Des places, des fonctions sont assignées selon les termes d’une organisation et d’un code qui n’est pas régi par chacun des sujets considérés un par un dans leur singularité mais par l’institution elle-même (Kaës, 2005, p.17).

En fait, l’institutionnalisation correspond au passage du groupe à l’organisation, à travers le serment, l’instauration de normes et de règles, de l’attribution de places et de fonctions aux membres. Le lien institué est le lien qui se met en place dans l’organisation, traversée par les valeurs instituantes.

Finalement, l’institution constitue aussi un méta-cadre (Bleger in Kaës R. & coll., 2004), c’est-à-dire un fondement de la psyché, une donnée primaire de l’identité et de l’économie psychique. L’identité est toujours en partie institutionnelle au sens où une partie de cette identité se structure par l’appartenance à un groupe, une organisation, une idéologie, un parti… traversé par des valeurs instituantes. De plus, si on se réfère à nouveau aux théories de Claude Levi-Strauss (Lapassade, 1973, p.115), même l’inconscient individuel appartient à l’ordre institutionnel, l’ordre qui structure la parenté. Le complexe d’Oedipe est une structure d’origine institutionnelle qui organise le vécu et l’histoire individuelle. L’universalité du complexe d’Oedipe signifie que dans le vécu individuel, la structure universelle de l’institution-parenté est présente. Notre inconscient est donc imprégné des valeurs instituantes de la parenté.

De ce fait l’institution apparaît toujours comme une donnée complexe, hétérogène et multidimensionnelle et en même temps incontournable dans le domaine de la psychanalyse et de la psychologie clinique. Aujourd’hui le concept est remanié, en liaison avec les pratiques institutionnelles, notamment le courant de la psychothérapie institutionnelle qui met l’accent sur la possibilité de donner aux institutions psychiatriques une fonction thérapeutique et non plus anti-thérapeutique, par une ouverture qui favoriserait le processus par opposition au non-processus. De cette nouvelle conception de l’institution appliquée à la clinique, il faut retenir avec Kaës (2005, p.3) deux idées fondamentales: l’idée que le lien soigne et l’idée que le lien soignant est susceptible de devenir pathogène. Voila ce qui constitue le paradoxe des institutions soignantes.

Duarte Rolo, extrait de « L’institution du paradoxe: le groupe sans fin »(2007).

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