L’humain est-il évaluable ? par P. Gaudriault

L’humain est-il évaluable ?

Ce texte a fait l’objet d’une présentation lors du Colloque « Les entretiens francophones de la psychologie » qui se tenait à l’institut de psychologie de l’université Paris V du 22 au 24 Avril.

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La difficulté de cette question tient à la pression qui s’exerce actuellement sur le besoin d’évaluer le fonctionnement des individus dans entreprises ou administrations, pour ce qu’on appelle une bonne gestion et dans un contexte de concurrence internationale accrue. Cette culture du chiffre et du résultat paraît cohérente dans le monde de l’industrie qui doit mettre en œuvre des moyens pour assurer sa compétitivité et prévoir ses investissements. On voit cependant que cette culture poussée à l’extrême peut produire des dégâts immenses chez les salariés de l’entreprise comme on l’a appris récemment chez certains opérateurs télématiques.
La question est encore plus cruciale quand la mission de l’entreprise, privée ou publique est de contribuer au soin, à la réadaptation ou à l’aide sociale. Le problème est que cette logique économique se fait souvent au détriment de la qualité des soins ou de l’aide fournie : ceci est vrai quand on diminue systématiquement le nombre des personnels et qu’on fait porter sur ceux qui restent une charge plus grande de travail ; ceci est vrai quand on retient dans les indicateurs de soins essentiellement des actes techniques au détriment du travail de lien dans une équipe en dehors de la présence du patient mais dans son intérêt (PMSI) ; ceci est vrai quand on privilégie certains actes d’investigation ou de soin surtout en raison de leur rentabilité.
Ainsi la question de l’évaluation des compétences humaines est d’abord une question globale qui dépasse largement la mission des psychologues mais à laquelle ils sont confrontés par le fait qu’ils interviennent dans ce champ de la santé et de l’action sociale. Ils s’interrogent en tant que citoyens sur la politique menée dans ces secteurs et se demandent si les directives d’évaluation systématiques vont dans le sens de l’égalité des citoyens devant les soins, de la prise en compte des besoins réels de la population ou bien si cette culture du chiffre ne risque pas au contraire d’aller dans le sens d’un contrôle social accru des individus et d’une perspective purement économique. C’est bien la question que posent Roland Gori ou Hervé Bokobza et ils ont raison de le faire puisqu’on voit par ailleurs des mesures et projets (comme celui de la réforme de la loi sur l’hospitalisation contrainte de 1990 qui voudrait instaurer des soins extra-hospitaliers sous contrainte) qui vont dans le sens d’un plus grand contrôle des individus et menace leur liberté.
Que cette question de l’évaluation ne soit pas seulement une affaire de spécialiste et de métrologie, je crois que nous pouvons l’admettre sans peine et reconnaître que les mesures du comportement humain participent à une sorte de police des mœurs au nom de la santé publique. Par exemple, il est intéressant de constater que l’alcoomètre ne soit plus seulement un moyen de mesurer la teneur d’un liquide en alcool mais aussi une estimation de la dépendance à l’alcool d’un individu (sur le site Alcoolinfoservice de l’INPES). Ce glissement sémantique va dans le sens d’une mesure de comportement qui est censée fournir un signal d’alerte pour s’orienter vers un programme d’aide personnalisé. Une telle mesure d’alerte ne paraît pas illégitime pour la santé de chacun mais pourrait aller dans le sens de cette politique de surveillance des comportements déviants des citoyens et on pourrait imaginer que des mesures d’alerte soient étendues à d’autres domaines comme l’alimentation, le jeu, la sexualité, l’adaptation professionnelle, les loisirs, toutes choses pour lesquels chacun peut se demander si son comportement est conforme à certaines normes sociales.

Mais à l’inverse, on peut aussi concevoir que de tels systèmes entrent dans le jeu du feed-back démocratique et que le facteur humain soit ainsi mieux reconnu et pris en compte dans les politiques publiques. C’est ce qu’a proposé la commission dirigée par Joseph Stiglitz qui a rendu son rapport à la fin de l’année 2009. Cette commisssion suggère d’élargir le PIB (Produit intérieur brut par habitant) à une mesure de bien-être , « l’indice de développement humain » (IDH). Ce nouvelle indice, serait une évaluation de la qualité de la vie, objective et subjective, pluridimensionnelle, fondé sur 8 critères dont la santé, l’éducation, le temps de travail, les revenus, les loisirs, etc. De plus, un indice global moyen ne dit rien sur la répartition de la richesse et du bien-être, il faut donc mieux s’intéresser à la médiane, la dispersion et les extrêmes (les plus pauvres et les plus riches). Ces suggestions du rapport Stiglitz nous montre comment, à un certain niveau, la mesure du facteur humain, aussi bien objective que subjective (sentiment de bonheur, de réussite), pourrait donner une meilleure vision du progrès (ou du recul) d’une nation qu’un indice global purement économique comme le PIB.

Sans doute il s’agit d’une évaluation macro-sociale à l’usage des gens qui gouvernent nos destinés mais elle intéresse aussi les simples psychologues, parce que ces humbles personnages se sentent concernés un peu plus que les autres par ce genre d’évaluation , du fait qu’ils ont été précocement confrontés dans leur carrière à la question de l’observation du psychisme, de ses ressources, de ses aptitudes ou de ses troubles. Je veux parler bien sûr de la fonction psychométrique des psychologues, qui est peut-être en régression dans la pratique actuelle ou tout au moins qui est souvent comprise comme un art mineur par rapport à d’autres taches plus nobles (comme la psychothérapie ou l’analyse institutionnelle), mais on ne peut pas oublier qu’elle a constitué un pôle fondateur de notre profession. C’est d’ailleurs pour cette raison que dès les années 60 Georges Canghilhem avait commencé à attaquer les psychométriciens qui selon lui n’étaient ainsi que des auxiliaires de police. Michel Thor ne voyait dans le calcul du QI que l’expression d’ « une théorie bourgeoise de la division du travail »(1974).

Le ver serait dans le fruit de la mission des psychologues ? Certains ont voulu s’en extirper en renonçant à toute fonction psychométrique. C’est se dérober un peu vite à la question cruciale de l’évaluation de l’humain qui fait retour en permanence dans notre société, il ne suffit pas de s’en désintéresser pour qu’elle disparaisse.

Donc si l’on regarde les chose de plus près, on s’aperçoit d’une certaine polysémie qui nous oblige à distinguer, techniquement, au moins deux sortes d’évaluation : l’évaluation-inventaire et l’évaluation mesure.
La première sorte d’évaluation consiste à établir une taxonomie, un inventaire des aptitudes ou même des individus. Les variables sont qualitatives. Cette perspective remonte aux classifications des êtres vivants de Linné et Buffon.
La deuxième consiste à établir une mesure chiffrée sur une échelle continue d’une aptitude ou d’un trouble quelconque, que ce soit la santé mentale, l’anxiété, la dépression, l’adaptation psycho-sociale, etc. Les variables sont quantitatives. Cette évaluation est particulièrement ambitieuse quand elle prétend – comme la GAS – établir la totalité de l’adaptation sociale d’un être humain sur une seule échelle de 0 à 90.

Or dans les deux cas, nous sommes ramenés au rapport à la norme. Les psychologues ont cherché à obtenir certaines mesures du psychisme d’un individu rapportée à une norme – l’exemple le plus connu est la quantité de réponses banales au Rorschach – , on s’aperçoit alors qu’il ne s’agit pas d’évaluer la qualité de la pensée d’un sujet mais seulement sa conformité à la norme. Et il existe dans ce domaine un juste milieu, la norme de la norme, une sorte de norme au carré : il ne faut ni trop ni trop peu de banalités. Cette démarche ne cherche donc pas à niveler les individus par rapport à la norme mais à mesurer leur degré de conformisme ou de préjugés. On ne peut pas juger de tout, être original toute la journée, du lever au coucher : « … Aucun homme ne peut vivre sans préjugés…Parce qu’aucun homme n’est assez avisé ni doué d’une capacité de discernement suffisante pour juger tout ce qui est nouveau… Cette absence de préjugés exigerait une vigilance surhumaine… »

La modération d’Hanna Arendt ne convainc pas tout le monde. Il y a une méfiance assez viscérale par rapport à toute perspective de référer les individus à des norme. Une des réactions les plus radicales et humoristiques, vous la trouverez actuellement à la Maison Rouge à Paris : c’est le schizomètre de Marcel Benabou et de ses compères. Cet instrument met en rapport la codification des troubles mentaux du DSMIV et les produits de Picard surgelés : ainsi on apprend que le code 60.3 est aussi bien celui de la personnalité borderline que celui des petits pois carottes ; que le code 20.1 est à la fois celui de la schizophrénie catatonique et des crevettes roses entières. Ces équivalences joliment transcrites sur des portes de réfrigérateurs, peuvent aussi être faites avec les contes des milles unes nuits, l’inventaire des sciences de Dewey ou finalement n’importe quel classement établi sur 1000 points.
Ceci n’est pas très différent de cette zoologie de Borges, citée par Foucault en 1966 , qui énumère ainsi les animaux « appartenant à l’empereur ; embaumés ; apprivoisés ; fabuleux ; inclus dans la présente classification ; qui s’agitent comme des fous ; innombrables ; qui viennent de casser la cruche ; qui de loin semblent des mouches, etc. » Cette mise en dérision du procédé classificatoire ramène à une question que s’était déjà posée Buffon à propos de la taxonomie des êtres vivants : s’agit-il d’un système artificiel proposé par et pour l’esprit humain ou d’une réalité de l’organisation de la nature elle-même ?

Ce genre de question n’a pas cessé de hanter la psychologie où les théories de l’humain n s’affrontent en prétendant chacune posséder le modèle le plus juste de la réalité psychique. Les partisans d’une psychologie quantifiable peuvent se prévaloir aujourd’hui de moyens de plus en plus performants et viennent contester la validité d’une clinique du sujet dont la démarche leur paraît opaque.
Tout fait psychique – même inconscient – peut être évalué, classifié, assène Bruno Falissard, il suffit de bien définir ce fait et de trouver le bon instrument de mesure. Dans des domaines particulièrement subjectif come la clinique de la douleur, on peut utiliser des mesures dites « impressionnistes » : par exemple, situer intuitivement sa douleur sur un trait de quelques centimètres qui va de « pas de douleur » à « aussi pénible que possible » (Echelle EVA, Huskisson, 1974). Dans le même genre, on a l’échelle CGI d’évolution d’un patient prise en charge dans des soins (« Etat très amélioré » à « état empiré »).
Bien entendu, pour toutes ces évaluations, on peut définir par des moyens statistiques un risque d’erreur, mais sans savoir très bien si le cas en présence se situe précisément dans cette marge d’erreur ou non.
Dans l’examen psychologique familier à beaucoup de psychologues, il s’agit de chercher à évaluer l’état psychique d’une personne. Cette prétention pourrait paraître exorbitante si on la présentait comme un jugement de vérité définitif. Il ne s’agit pas de ça mais en fait que de tenir un discours réfutable sur une personne et les troubles dont elle souffre, qui ont occasionné sa demande d’aide ou de soins. Ce discours n’a de prétention scientifique que parce qu’il est réfutable, parce qui s’oppose à la nécromancie, l’astrologie et autres pratiques spirites qui cultivent au contraire l’ambiguïté du discours. Cette évaluation psychologique d’un sujet souhaitant l’entendre se situe nécessairement à mi-chemin entre une démarche objectivante et subjectivante, comme l’a constaté naguère Jean Guillaumin, ce qui revient à rejeter le projet purement scientiste d’établir un profil de personnalité aussi bien qu’une approche purement intuitive. Une évaluation psychologique constitue également une alliance de travail avec une équipe, un médecin, un thérapeute qui se concertent tous pour trouver la bonne manière de prendre en charge un patient.
Enfin nous savons bien nous que le choix de l’instrument d’observation n’est pas indifférent pour le résultat de la mesure. Nous n’observons pas la même chose si nous utilisons une échelle de dépression ou un test projectif. Le choix des instruments d’observations et de mesure oriente beaucoup le niveau d’analyse du psychisme. Ce sont les psychologues qui sont les mieux formés pour énoncer la portée et les limites d’une évaluation psychologique. Je crois qu’il est nécessaire que beaucoup d’entre eux soient engagés dans ces évaluations pour qu’elles restent au plus près des réalités cliniques.

Pour conclure, il y a donc en gros trois visions de l’évaluation, une vision politique, une vision poétique et une autre plus technique. Le problème est que les psychologues ne sont ni des politiques, ni des poètes, ni de simples techniciens. Mais nous ne pouvons évacuer aucun de ces points de vue et je crois que nous sommes encore les mieux placés pour donner du sens à cette notion d’évaluation dans le domaine psychique, plutôt que laisser faire des gestionnaires. Le sens d’une telle évaluation ne peut se faire sans la participation active du sujet évalué et sans une certaine part d’auto-évaluation pour qu’une telle procédure ne soit pas reçue comme un abus de pouvoir, ce qui nous renvoie à l’article 11 de notre déontologie.

3 réflexions sur “L’humain est-il évaluable ? par P. Gaudriault”

  1. La norme c’est un phénoméne statistique et c’est tout . ça n’a aucune valeur de loie et en plus ça ne dit rien de vrai d’un individu quelconque puisque l’individu moyen est une fiction statistique .

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