Travail social et psychanalyse – Par Anne Julien-Laferrière

Dans l’histoire de la psychanalyse, s’est posée assez tôt la question de sa place en dehors de la cure type, notamment dans son rapport avec le travail social. Sigmund Freud engageait déjà cette réflexion en 1925 en écrivant la préface de la publication des conférences d’August Aïchhorn : « Le travail éducatif est une discipline sui generis, qui ne doit pas être confondue avec l’approche psychanalytique ni remplacée par elle. La psychanalyse de l’enfant peut être sollicitée par l’éducation comme un moyen auxiliaire. » (Freud, 2005, p.5). Pionnier de l’introduction de la psychanalyse dans le domaine éducatif, August Aïchhorn s’est appuyé sur la théorie psychanalytique pour étayer sa pratique au quotidien : à partir des connaissances sur le développement psycho-sexuel de l’enfant et sur le fonctionnement de l’appareil psychique, il interprète le comportement « déviant » des enfants et adolescents en en recherchant les motifs inconscients. August Aïchhorn s’est aussi beaucoup appuyé sur la notion de transfert et sur son maniement : l’éducateur rend possible le travail éducatif en favorisant consciemment un transfert positif, c’est-à-dire des sentiments affectueux de l’enfant envers l’éducateur. En s’appuyant sur cette relation, l’éducateur peut reporter l’investissement libidinal de l’enfant sur des objets socialement valorisés tel que l’école (Aïchhorn, 2005).

Un ouvrage de Pierre Kammerer nous indique comment la psychanalyse, sans s’y substituer, peut être une aide importante pour le travail éducatif en lui fournissant des outils théoriques pour fonder ses actes. En effet pour des sujets sans cesse dans le passage à l’acte, dont les capacités d’élaboration ne permettent pas d’envisager de psychothérapie, les éducateurs doivent prendre le relais. Ils donneront peut être à ces enfants et adolescents la possibilité et le désir d’entamer d’eux-mêmes un travail psychothérapeutique. Avant cela, au sein des structures telles que les foyers de l’Aide Sociale à l’Enfance ou de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, le psychanalyste doit donner aux éducateurs et aux soignants le moyen d’analyser leur contre-transfert et les répétitions auxquelles ils sont soumis. En effet, les enfants et adolescents même séparés de leur milieu familial remettent en jeux et réactualisent dans le transfert les modèles relationnels qu’ils ont toujours connus : ils transfèrent sur les partenaires actuels les investissements et les imagos parentales associés aux partenaires d’expériences passées. Dans ce contexte, l’environnement éducatif ne peut être professionnel et thérapeutique que s’il sait résister à la répétition de réponses qui ont été à l’origine des troubles de l’enfant ou de l’adolescent. C’est seulement à partir de ce travail qu’il pourra commencer à élaborer psychiquement ce qu’il ressent et met en acte. (Kammerer, 2000). La place du psychanalyste dans le travail social pourrait donc se trouver dans le soutien à l’équipe, notamment aux éducateurs, à travers un travail de supervision (ou analyse des pratiques). Ainsi Joseph Rouzel nous indique que « La fonction de la psychanalyse dans le champ social est plutôt de maintenir vive l’arête des questions sur le désir des travailleurs sociaux et de le mettre au travail. » (Rouzel, 2005, p.9).

Les pratiques sociales ne vont pas sans mettre à mal les praticiens. Chacun arrive dans les métiers du social avec son histoire, ses émotions, sa façon d’être, ses représentations, ses convictions politiques, religieuses, esthétiques, son savoir-vivre ou pas… Les relations avec les usagers, les collègues, la direction, les partenaires, les politiques, qui reposent sur la dynamique de la rencontre, exigent un effort constant des professionnels. Avec les usagers, au-delà du service rendu ou des prestations sociales, une relation est aussi engagée. Il en découle une clinique du social : le travail est effectué au plus près des gens, dans le contact et le dialogue, dans la relation. Il s’agit alors de faire quelque chose de cette relation, de ce lien particulier. Travailler dans la relation, nécessite de questionner sans cesse sa place, de « maintenir vives » les questions soulevées par son implication dans la relation. Le travail de supervision permet cette extension du cadre analytique en direction des professionnels, afin de mieux comprendre et d’analyser les relations engagées entre professionnels et usagers. Il permet aux professionnels d’y voir plus clair dans ce qu’ils veulent aux usagers.

Comme l’a montré August Aïchhorn, l’usager doit effectuer un déplacement de la personne de l’intervenant social à des objets socialement valorisés. Cela n’est possible que si le travailleur social désencombre la relation de ses fantasmes, de ses affects et de ses projections. Cela n’est possible que si le travailleur social qui soutient le transfert se met d’abord au travail sur son propre transfert (son contre-transfert). Joseph Rouzel, dans sa pratique, considère la supervision comme « l’outil pour travailler, mettre à jour, mettre à ciel ouvert, dévoiler, le transfert établi entre un usager et un praticien de l’action sociale. Et ce afin de produire un déplacement du et dans le transfert. » (Rouzel, 2007, p.56). En effet, si l’éducateur n’est pas psychanalyste, le type de relation établi avec les usagers est suffisamment engagé pour qu’on y voit les effets du transfert et du contre-transfert. Seule la pratique de la supervision rend possible, à partir de la reprise et de l’élaboration dans l’après-coup des situations vécues, la remise en circulation de l’énergie que toute rencontre vient bouleverser, voire bloquer sur le plan psychique, sous forme d’émotion, d’angoisse, de questionnement sans fin, de doute, etc. produits par et dans le transfert. La supervision extrait le professionnel de ce qui l’affecte : il le met à distance par la parole. En mettant à distance par la parole ce qui lui arrive dans la rencontre avec l’usager, le praticien non seulement s’en détache, produisant la bonne distance, mais encore extrait une vérité sur ce qui arrive à l’usager, sa difficulté à vivre, à être avec autrui. Cette prise de distance et cette production d’une vérité subjective, élaborée dans la supervision, permettent de faire émerger des projets au plus près de la singularité des personnes prises en charge (Rouzel, 2007).

Anne Julien-Laferrière, psychologue clinicienne

Bibliographie:

Aïchhorn A.(1925), Jeunes en souffrance, Nîmes, Edition du Champ Social, 2005 (2ème ed.).

Freud S.(1925), Préface à la première édition, dans Jeunes en souffrance, psychanalyse et éducation spécialisée, Aïchhorn A., Paris, Champ social, 2005 (2èmeéd.), pp.5-7.

Kammerer P., Adolescents dans la violence, Paris, Gallimard, 2000.

Rouzel J., La parole éducative, Paris, Dunod, 2005, chap.10, pp.127-156.

Rouzel J., La supervision d’équipes en travail social, Paris, Dunod, 2007.

Une réponse à “Travail social et psychanalyse – Par Anne Julien-Laferrière”

  1. Erreur : « l’éducateur peut reporter l’investissement libidinal de l’enfant sur des objets socialement valorisés tel que l’école « . Nous sommes entrés dans une ère de post-mondialisation où ces tartes à la crème ne complaisent qu’à des croyants aux points-de-retraite fonctionnaires. Plus personne ne croit aux sciences socailes, et les gamins de quatre ans sont moins conditionnés encore : on les a jeté-là et ils se sont déjà éduqués entre eux vu qu’ils n’ont plus de re-pères (destitués qu’ils sont, de simples…). Ils ont des cutters. Le texte est un sous-produit institutionnel, un discours complètement hallucinant et un déni de la réalité. Il participe d’un projet de mise à l’écart du principe de responsabilité. Pas d’avenir : moins d’investissement !

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