Le songe et la raison, Essai sur Descartes, Tony James -par Jean-Luc Vannier.

couverture du livre Le songe et la raison, Tony James

Nom propre devenu adjectif caractéristique de l’esprit « méthodique, rationnel, peu porté aux enthousiasmes mystiques » des Français, selon l’un de ses biographes (François Azouvi, « Descartes et la France, Histoire d’une passion nationale », Hachette Littératures, 2006), Descartes ne fut toutefois pas exempt d’ambivalences personnelles : il consultait certaines des autorités religieuses avant de publier des écrits pour lesquels il fut toute sa vie persécuté. Il évoqua quelque temps avant sa mort -mais nous sommes au XVIIème siècle-  son « âme captive » qui allait « quitter l’embarras de ce corps ». Parmi les moments les plus énigmatiques dans le parcours du penseur figurent les trois songes réalisés la nuit du 10 novembre 1619. Un épisode onirique qui se révèle, selon Tony James qui lui consacre un passionnant ouvrage publié aux Editions Hermann Philosophie, très « important pour lui tout au long de sa vie ». De « l’enthousiasme », mot usité par Descartes et qui suscita le soupçon chez certains de ses spécialistes aux « rêveries » analysées a posteriori par Freud, cette nuit agitée, essentielle « dans la constitution de la métaphysique de Descartes », permet à l’auteur de « s’interroger sur le rapport entre le songe et la raison » chez l’inventeur du « Discours de la méthode ».

 

Les trois songes apportent à Descartes « une forme de connaissance », affirme Tony James: « état intérieur pour les deux premiers, une découverte pour le troisième ». Le professeur à l’Université de Manchester s’intéresse en particulier au phénomène des « rêves lucides », paradoxe éternellement controversé où le rêveur semble franchir la frontière entre le rêve et l’état de veille et où l’entendement s’immiscerait et finalement l’emporterait sur l’imagination : « ligne de force de la pensée cartésienne » selon lui. L’assurance psychanalytique réaffirmée dans la Traumdeutung (Freud 1900) que « la conscience de nos processus de pensées, même la nuit » prouve simplement le fait « que nous ne dormons pas » n’est pas, si l’on ose dire malgré cet anachronisme, littéralement contestée trois siècles auparavant par le philosophe français: « soit que nous veillions, soit que nous dormions ». Etayant pourtant sa réflexion sur celle des « deuxièmes Méditations » et de la célèbre expérience du morceau de cire, l’auteur veut y voir le triomphe de l’intellect sur le doute en citant un principe cartésien : « nous ne devons jamais laisser persuader qu’à l’évidence de notre raison ». Dans le dernier paragraphe du chapitre VII de « L’Interprétation des rêves », le fondateur de la psychanalyse rappelle que la vie psychique invite «  à revoir à la baisse la suprématie de la conscience ». Il ne dit pas qu’elle l’abolit. Pour peu que l’on décline cette invite freudienne, le Moi demeure susceptible, même pendant le sommeil, de conserver une part de sa relation avec les autres instances psychiques dont il a participé à la naissance. Certains analystes évoquent ainsi « la formation du Moi dans un nuage d’inconscience à partir du Moi-Idéal » : ce qui autorise l’idée « d’échanges énergétiques » entre ces deux instances, « en particulier pendant le sommeil » (Amine Azar 2010).

 

A la « reconstruction dans l’après-coup » éveillée et à la stricte « séparation entre réalité psychique et réalité matérielle » de Freud, Descartes oppose toutefois l’« augmentation du degré d’attention » et « l’office de l’entendement » afin de « dépasser les apparences ». Il ne fait que prolonger, indique Tony James, l’expérience d’illustres prédécesseurs comme Socrate, Sénèque et saint-Augustin. Etrangement, et à trois cents ans d’intervalle, les deux maîtres s’accordent pourtant sur l’expression « rêves d’en haut ». Finalement, il ne serait pas audacieux d’admettre que Freud et Descartes dissertent ensemble sur le doute. Reste que pour l’analyste, le doute hyperbolique, fusion indistincte entre illusion et conscience, suffit à sa peine : sa fluidité et son arbitraire interprétatif portent en eux davantage de signifiance qu’une certitude. La preuve, pourrait se contenter de dire le clinicien du divan, c’est que l’interrogation cartésienne vaut suspicion de la seconde.

 

Les développements ultérieurs du livre, tout aussi riches, portent sur l’interprétation de ces songes cartésiens. S’il n’est pas analyste, Tony James s’appuie sur « la vie de monsieur Descartes » d’Adrien Baillet pour confirmer l’explication sexualisée sous-jacente des deux premiers rêves : les « remords de sa conscience touchant les péchés qu’il pouvait avoir commis pendant le cours de sa vie jusqu’alors ». Le « melon » offert dans la première vision onirique n’échappe pas, tant chez le premier biographe de Descartes que chez Freud, à cette tendance. Malgré son travail méticuleux, on regrettera néanmoins que l’auteur ait passé sous silence l’ouvrage de la psychanalyste Nicole Fabre sur le même sujet (« L’inconscient de Descartes », Bayard, 2003). Dans son chapitre sur « Les trois songes, celle-ci s’écarte radicalement de ces précédentes hypothèses pour privilégier l’angoisse de culpabilité d’un Descartes saisi par la tentation d’accéder à des connaissances qui en feraient l’égal de Dieu. Importé à l’époque d’Italie, le melon suggèrerait dans cette perspective plutôt Rome et la crainte des représailles vaticanes. Etrange mais instructif chassé-croisé : l’universitaire gratifie l’analyse, l’analyste prime la morale et la sociologie. Malgré les erreurs scientifiques de Descartes relevées par Leibniz et Newton, on conserve néanmoins du génial penseur les exigences de son « esprit critique ». Dont une formule qu’il n’aurait pas dénié à l’explicitation de ses songes : « c’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher »./.

 

Nice, le 25 janvier 2011

Jean-Luc Vannier

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