Compréhension et psychothérapie – par Pierre Gaudriault

Dans un récent ouvrage[1], André Green exprime sa reconnaissance à ceux de ses patients qui lui permis « de comprendre la nature de leur difficultés et de résoudre les problèmes qu’il présentaient ». Ce qui est vrai pour la psychanalyse, exprimé d’une façon si générale, l’est sûrement aussi pour toutes sortes de psychothérapies dont l’ambition est d’abord de passer par la compréhension avant de trouver une solution au problème du patient. Ce qu’on entend par compréhension psychothérapique correspond sans doute à une capacité de se représenter ce qui se passe chez le sujet demandeur de thérapie, les raisons de sa démarche et ce qui fonde son mal-être.

Voilà qui pourrait être d’une grande évidence si l’on ne buttait rapidement sur la polysémie  de toute compréhension qui s’exerce non pas sur une chose mais sur un être vivant doué d’une capacité psychique qui n’est pas si différente que celle du thérapeute et qui, par conséquent, suscite chez lui bien autre chose qu’une conception purement intellectuelle du problème posé.

 

Imaginons le cas d’un jeune homme qui, après avoir beaucoup bu, a abusé d’une femme, l’a violenté au point que celle-ci a appelé les pompiers qui ont fait venir la police, le monsieur s’est retrouvé en garde a vue, a été jugé et condamné avec une injonction de soins et de suivi psychologique. Ayant dessaoulé, il paraît regretter son acte et être désireux d’entreprendre une psychothérapie. – J’espère que vous me comprenez ? demande-t-il au thérapeute. Que veut-il qu’on comprenne de lui ? Sa capacité de violence sous alcool ? Son envie de mettre fin à ce genre de comportement ? Les raisons pour lesquelles il en est venu là ? Ou simplement, le fait qu’il soit astreint à se faire soigner ?

Il signifie en tous cas que la thérapie ne pourra avoir lieu, sans qu’il obtienne de son interlocuteur un minimum de compréhension.

 

Comprendre fait sans doute appel en premier lieu à une certaine connaissance de la situation décrite par le patient. Il n’est pas rare que nous soyons amené à demander davantage d’explications pour mieux comprendre les circonstances dans lesquelles les évènements se sont déroulées. On apprend ainsi qu’il entretenait une relation déjà depuis quelques temps avec cette femme, qu’elle se refusait à lui et qu’il en éprouvait du dépit et de la frustration. Ceci était d’autant plus douloureux pour lui qu’il venait de subir dans sa vie professionnelle certains échecs. Il paraît donc exister un enchaînement de situations qui ont abouti au drame.

Mais comprendre fait aussi appel à un ressenti plus intuitif, ce qu’on appelle parfois l’empathie.  Est-il possible d’être en empathie avec ce personnage qui s’est livré à une conduite répréhensible sur le plan de la morale ? Est-il possible d’être le thérapeute de cet homme-là sans un minimum d’empathie avec lui ?

Je ne voudrais pas donner l’impression que je possède des réponses claires à ces questions. Je voudrais seulement souligner la complexité de toute compréhension.

Dans sa thèse de doctorat[2], Alexandrine Schniewind note la différence sémantique qui existe, en allemand, entre le terme Vertehen qui signifie « comprendre » et la Verständigund qui signifie « compréhension », dans le sens d’un accord, d’une communication. La Verständigung n’est donc ni purement cognitive, ni empathique.  Cette notion est employée par Freud[3] pour décrire une relation dissymétrique dans laquelle un adulte apporte son aide secourable à quelqu’un qui en exprime le besoin. Il s’agirait là du paradigme de tout relation psychanalytique.

Freud a toujours eu une certaine méfiance envers l’empathie qui traduit une proximité affective entre deux partenaires. Dans cet esprit, il a enjoint en 1931 Ferenczi de mettre fin à ses pratiques d’analyse mutuelle qui allaient assez loin dans cette proximité. Certains psychanalystes comme Kohut (1959)[4] ont cependant considéré cette forme de compréhension comme un élément central de la relation analytique. Mais on sait que c’est surtout Rogers qui a insisté sur l’importance de la « compréhension empathique » comme une base nécessaire à toutes formes de thérapie.

Comprendre ne veut pas nécessairement dire accepter. Mais sans doute se rapprocher suffisamment du psychisme de l’autre pour participer à ce qu’il ressent. Certains patients qui ont vécu des traumatismes importants dans leur histoire (guerre, abandon ou violences précoce) s’écrient parfois :

– Je ne suis pas sûr que vous puissiez me comprendre, vous n’avez pas vécu ce que j’ai vécu !

De fait, il y a une limite à toute compréhension, à tout rapproché. En tous cas, pour le gaillard dont je parlais tout à l’heure, il n’y a aucun moyen d’être dans une compréhension complète, sauf à se placer du côté de la rédemption, ce qui est absolument hors du champ de la thérapie. Sans aller jusque là, certains thérapeutes ont été tenté par le registre de la réparation, comme étape ultime de la compréhension. Les expériences de Ferenczi ou de Marguerite Sechehaye allaient dans ce sens. Ceci renvoie à toute une théorie du traumatisme et de la reconstruction qui a montré ses insuffisances, en dépit d’un investissement massif des thérapeutes auprès de leur patient.
A l’inverse, une thérapie purement cognitiviste ou de remédiation n’est-elle pas vouée à  priver la thérapie de sa dimension compréhensive ? Cette dimension est celle d’un partage d’une tâche que patient et thérapeute n’abordent pas de la même façon, mais dans un but commun. Widlöcher (2004)[5] dénomme cette tache partagée une co-pensée, soit une fraction d’empathie, qui n’est pas une empathie fusionnelle mais qui va au delà d’une pure explication. La pensée de l’un réagit à celle de l’autre, celle de deux inconscients et de deux volonté d’aboutir à un changement psychique chez le patient.

 

Pierre Gaudriault


[1] Illusions et désillusions du travail psychanalytique. Odile Jacob, 2010

[2] La compréhension en psychanalyse. Le modèle de la Verständigung. 6 juillet 2009, Paris VII

[3] Esquisse d’une psychologie scientifique, 1895

[4] Introspection, empathy and psychanalysis. Jour. Amer. Psychoanal., 7, 459-483

[5] Dissection de l’empathie. Rev. Fr. de Psychanal., 3, 981-992

6 réflexions sur “Compréhension et psychothérapie – par Pierre Gaudriault”

  1. Bonjour,
    Je viens de lire cet article, qui pour moi interroge d’une maniére tout à fait pertinente la question centrale de l’implication du thérapeute.
    Comprendre semble impliquant pour celui ou celle qui tend à essayer dans un 1er temps d’accueillir le  » qu’est- ce qui se passe ? » pour cet autre qui est « là » devant moi et qui m’implique aussi dans mon être tout entier. Le  » qu’est-ce qui se passe là pour moi  » dans ce moment de rencontre avec son patient « semble aussi se poser pour celui ou celle qui tente de soigner. Comme un espace possible voire potentiel pour reprendre la belle aperception Winnicotienne d’une compréhension émotionnelle partagée :
    Un espace , une scéne de jeu, mise en « je » dans une proximité empathique bienveillante. Tiens, Jean Oury a plutôt tendance à parler de « sympathie « que « d’empathie ». A approfondir… merci pour cet article.
    Cordialement, Isabelle H.

  2. @Houiller Isabelle :
    Merci pour cette remarque. Je rebondirai sur votre référence à Winnicott : « Un espace , une scène de jeu, mise en « je » dans une proximité empathique bienveillante. »
    Cela me fait penser que l’on parle aussi de « jeu » pour qualifier le mouvement entre deux pièces de bois. Un meuble de bonne qualité va « jouer », les pièces vont bouger en fonction de l’humidité ou de l’usure du temps mais sans que les tiroirs ne se coincent. Cette idée du jeu entre les pièces, entre les différentes partie de l’armature du meuble (on pourrait garder la même métaphore avec une porte), renvoie à la question du cadre.
    Laisser du jeu dans l’espace thérapeutique, c’est permettre que le cadre thérapeutique puisse subir des « variations atmosphériques » sans que la porte, aillant trop gonflée, ne puisse plus s’ouvrir.

  3. Tiens , c’est étonnant je viens de relire récemment :  » création et Schizophrénie  » de Jean Oury, un passage en particulier où il évoque l’importance du jeu page 18 :
    « que l’on peut prendre au sens de Winnicot : mettre en place quelque chose où il y ait du jeu, c’est à dire un certain vide pour que ça puisse jouer »

    D’une certaine maniére permettre de créer « un entre deux ».

  4. Je voudrais continuer la réflexion sur la notion de compréhension à travers quelques remarques. Je vais essayer de suivre mes idées pour voir si cela peut faire avancer notre réflexion.. 🙂

    Tout d’abord, si l’on revient à l’étymologie, comprendre désigne en latin « l’action de saisir ensemble ». On peut l’opposer à expliquer (explicare) qui signifie « déplier » et vient du verbe plicare, « plier ». On voit donc qu’il y a dans l’idée de comprendre un sens qui excède la simple notion d’explication scientifique. Comprendre ce n’est pas seulement donner du sens d’un point de vue rationnel. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que de l’idée d’embrassement (saisir ensemble) contenue dans le verbe comprendre, on glisse vers l’idée de saisie empathique de l’autre avec le mot compréhension. Se montrer compréhensif, c’est comprendre mais comprendre avec empathie.

    La question « j’espère que vous me comprenez ? » posée par le patient est sans doute, de ce point vue, un appel à l’empathie du thérapeute. [ c’est un détail mais cela me fait penser qu’on pourrait retrouver ici l’opposition que fait Pascal entre l’ordre du cœur et l’ordre de la raison dans ces deux manières de comprendre, de façon froide et rationnel ou de façon plus empathique, sans jugement moral].

    Ainsi, dans l’exemple que tu donnes, le sentiment de rejet qu’on pourrait d’abord éprouver en entendant l’histoire de ce patient doit être mis entre parenthèse pour que l’on puisse saisir l’autre dans sa spécificité.
    L’attitude du thérapeute rappelle ainsi l’idée d’épochè, de suspensions du jugement chez les stoiciens.
    Certaines citations des philosophes sceptiques font ainsi échos à cette discussion :
    -« Il faut demeurer sans opinions, sans penchants et sans nous laisser ébranler, nous bornant à dire de chaque chose qu’elle n’est pas plus ceci que cela ou encore qu’elle est en même temps qu’elle n’est pas ou bien enfin ni qu’elle est ni qu’elle n’est pas. Pour peu que nous connaissions ces dispositions, dit Timon, nous connaîtrons d’abord l’ « aphasie » (c’est-à-dire que nous n’affirmerons rien), ensuite l’ « ataraxie » (c’est-à-dire que nous ne connaîtrons aucun trouble) » (Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, XIV, 18, 2).
    -« C’est contre Zénon [de Cittium] qu’Arcésilas, d’après la tradition, engagea le combat…., à cause de l’obscurité des choses qui avaient amené Socrate à avouer son ignorance… Il pensait donc que tout se cache dans l’obscurité, que rien ne peut être perçu ni compris ; que, pour ces raisons, on ne doit jamais rien assurer, rien affirmer, rien approuver ; qu’il faut toujours brider sa témérité et la préserver de tout débordement, alors qu’on l’exalte en approuvant des choses fausses ou inconnues ; or rien n’est plus honteux que de voir l’assentiment et l’approbation se précipiter pour devancer la connaissance et la perception » (Cicéron, Les Académiques, I, 45).
    La seule différence c’est que pour les sceptiques l’épochè constituait un principe de vie. Le philosophe s’abstenait de tout jugement sur le monde (à la manière des boudhistes ou des taoistes aujourd’hui) de façon à accéder à une certaine quiétude. A l’inverse, le psychologue utilise la suspension du jugement comme un outil au service de la thérapie et non comme une attitude qui engloberait sa vie entière. Il ne s’agit pas d’une posture philosophique mais d’une technique professionnelle.
    Il n’en reste pas moins que l’épochè stoicienne rappelle la neutralité bienveillante prônée par Rogers. Neutralité qui doit permettre au thérapeute d’accueillir le « client » tel qu’il est et non à travers le prisme de nos préjugés.
    On retrouverait, il me semble, une idée assez proche dans l’image du psychanalyste comme miroir chez les lacaniens. En cherchant à faire taire le discours de son moi, le psychanalyste lacanien cherche à basculer de la place de petit autre à celle de grand Autre. De ce fait le discours de l’analyste ne serait plus pour l’analysant celui d’un alter ego mais le discours de figures inconscientes qui lui reviendrait en miroir.

    Dans le cas présent, il me semble que les discours rogeriens et lacaniens posent le même problème. En effet, ils décrivent la situation thérapeutique (ici la rencontre thérapeutique) telle qu’elle devrait être et non telle qu’elle est. En effet, on peut toujours se dire qu’il faut rester neutre et bienveillant, il n’en demeure pas moins que certains propos, l’histoire de certains patients nous ferons parfois réagir, que nous le voulions ou non. Dès lors que nous sommes choqué par ce que vient déposer le patient, il ne sert à rien de chercher à se leurrer soi-même en se rêvant neutre et bienveillant. Ce serait croire que seul le patient est pourvu d’un inconscient et que, pour notre part, notre analyse nous aurait permis d’être totalement maître de nos éprouvés et de leurs manifestations.

    C’est là toute l’utilité de la notion de contre-transfert, ou plus exactement me semble-t-il, de l’idée qu’il existe une limite à ce que nous pouvons supporter comme éprouvés transférentiels. Dans ce cas, il s’agit plus, je crois, du transfert du thérapeute sur le patient et de ses conséquences que de contre-transfert mais la différence entre les deux est sans doute mince.
    Toujours est-il que ce qui choquera ou émouvra tel thérapeute ne sera pas ressenti par tel autre, et l’on comprend combien il est difficile de prévoir les cas d’abandon thérapeutique précoce, la rencontre entre deux personnes lors des premières renvoyant toujours aux limites des différentes techniques thérapeutiques.

  5. Oui, il arrive qu’on ne comprenne rien à ce que dit l’autre et qu’on n’ait pas envie de le comprendre parce qu’il s’est arrangé pour nous mettre dans cet état. Le psy devrait être au-dessus de cela, tout supporter d’entendre ? Même la provocation ? Non. Mais son travail consiste tout de même à supporter des mots que le patient trouve à dire quand il est avec lui et c’est quand il peut les recevoir et les ressentir, pas comme des attaques ou comme des reproches insupportables, mais comme des moyens de reconnaissance, c’est sans doute là qu’une certaine compréhension peut apparaître.

  6. Je reviens à cette discussion sur la compréhension qui ne peut être close et qui est relancée d’une certaine façon par l’actualité qui est centrée sur la dénonciation des violences faites aux femmes. Ces abus ont perduré avec une certaine tolérance sociale, et peut-être même on pourrait dire, avec une certaine compréhension, comme si cette violence appartenait au cœur de chacun.
    Nous sommes partis dans cette discussion précisément d’un cas d’abus sexuel et de ce que pouvait faire un psychologue quand l’abuseur lui est adressé sur décision de justice. J’ai, pour ma part, eu affaire ainsi à des pédophiles, des exhibitionnistes ou d’autres personnages qui s’étaient livrés à des abus répréhensibles sur le plan de la morale et de la loi. Ma position professionnelle était alors de tenter d’aider ces gens à comprendre ce qui les avait amenés à ces actes. Il faut admettre que cela n’a pas toujours été possible. Quoi qu’il en fût, il ne s’agissait pas de minimiser la portée de ces actes mais il fallait bien que je participe à leur compréhension, sans doute en activant en moi cette attitude que Vincent Joly rapporte à l’épochè stoïcienne. Mais il ne s’agit pas, en effet, dans la pratique professionnelle, ni de neutralité ni de bienveillance. Il est plus probable que le problème soit de faire face à la violence interne que l’on peut ressentir en soi face à un abuseur sexuel : entre la position identificatoire (j’aurais pu être celui qui ait trop bu) et la position, plus fréquente, de formation réactionnelle et de condamnation surmoïque , il y a un chemin étroit qui correspond à celui de la compréhension.
    Au delà des cabinets de psychologues, la même question se pose par rapport aux violences faites aux femmes : comment trouver une compréhension qui ne soit ni une tolérance aveugle ni une protestation indignée envers ce qui appartient à la violence du désir ? Depuis Othello, la passion n’a pas cessé d’être meurtrière. Pouvons nous admettre que nous le comprenons tout en nous efforçant de préserver les liens sur lesquels notre contrat social est construit ?

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