« (…) la positivité des sciences humaines s’appuie simultanément sur le transfert de trois modèles distincts. (…)Ces modèles constituants sont empruntés aux trois domaines de la biologie, de l’économie et de l’étude du langage. C’est sur la surface de projection de la biologie que l’homme apparaît comme un être ayant des fonctions – recevant des stimuli (physiologiques, mais aussi bien sociaux, interhumains, culturels) y répondant, s’adaptant, évoluant, se soumettant aux exigences du milieu, composant avec les modifications qu’il impose, cherchant à effacer les déséquilibres, agissant selon des régularités, ayant en somme des conditions d’existence et la possibilité de trouver des normes moyennes d’ajustement qui lui permettent d’exercer ses fonctions. Sur la surface de projection de l’économie, l’homme apparaît comme ayant des besoins et des désirs, comme cherchant à les satisfaire, ayant donc des intérêts, visant à des profits, s’opposant à d’autres hommes; bref, il apparaît dans une irréductible situation de conflit; ces conflits, il les esquive, il les fuit, ou il parvient à les dominer, à trouver une solution qui en apaise, au moins à un niveau et pour un temps, la contradiction; il instaure un ensemble de règles qui sont à la fois limitation et rebondissement du conflit. Enfin, sur la surface de projection du langage, les conduites de l’homme apparaissent comme voulant dire quelque chose; ses moindres gestes, jusqu’en leurs mécanismes involontaires et jusqu’en leurs échecs, ont un sens, et tout ce qu’il dépose autour de lui en fait d’objets, de rites, d’habitudes, de discours, tout le sillage de traces qu’il laisse derrière lui constitue un ensemble cohérent et un système de signes. Ainsi ces trois couples de la fonction et de la norme, du conflit et de la règle, de la signification et du système couvrent sans résidu le domaine entier de la connaissance de l’homme.(…)
Tout ces concepts sont repris dans le volume commun des sciences humaines, ils valent en chacune des régions qu’il enveloppe: de là vient qu’il est difficile souvent de fixer les limites, non seulement entre les objets, mais entre les méthodes propres à la psychologie, à la sociologie, à l’analyse des littératures et des mythes. Pourtant on peut dire que la psychologie, c’est fondamentalement une étude de l’homme en termes de fonctions et de normes; la sociologie est fondamentalement une étude de l’homme en termes de règles et de conflits; enfin, l’étude des littératures et des mythes relève essentiellement d’une analyse des significations et des sytèmes signifiants, mais on sait bien qu’on peut reprendre celle-ci en termes de cohérence fonctionnelles ou de conflits et de règles. C’est ainsi que toutes les sciences humaines s’entrecroisent et peuvent toujours s’interpréter les unes les autres, que leurs frontières s’effacent, que les disciplines intermédiaires et mixtes se multiplient indéfiniment, que leur objet propre fini même par se dissoudre. (…) »
Michel Foucault in Philosophie, anthologie, pp. 273-289.