Dépression du bébé, dépression de l’adolescent, Sous la direction de Alain Braconnier et Bernard Golse, Editions Eres, 2010.
Commençons par la fin. Une fois achevée la lecture de cet ouvrage, on se dit que le titre comporte une remarquable erreur: c’est au pluriel que les auteurs auraient dû écrire le mot « dépression ». Chaque spécialiste, et non des moindres lorsqu’on découvre leur prestigieuse signature, y va de sa lecture de Freud, de son expérience clinique et de sa théorisation pour tenter de définir la nature possible du lien entre une pathologie du tout-petit et son éventuelle duplication au moment de la crise adolescente. Une hypothèse qui n’est pas de pure forme: les chiffres semblent confirmer la « continuité et la pérennité du trouble dépressif de l’enfance à l’âge adulte dans près de 70% des cas », précisent conjointement Maurice Corcos et Bertrand Cramer. Mais de quelle dépression s’agit-il? Inutile de s’attendre à une synthèse harmonieuse. Tout comme le praticien, le lecteur profane s’en réjouira. L’un et l’autre puiseront dans cette étude publiée dans la collection « Carnet/Psy » des Editions Eres, nombre de pistes intéressantes à exploiter au quotidien. Elles aideront à comprendre les raisons pour lesquelles un bébé se retire du monde, à peine celui-ci entraperçu: la dépression du tout-petit signe-t-elle une réaction aux manquements de l’amour maternel ou revient-elle à tenter un sursaut langagier, une sorte de traduction désespérée destinée à répondre coûte que coûte, par le silence, à l’absence de parole ? Clivage salvateur ou ambivalence de l’affect, s’interroge ainsi Alain Braconnier qui questionne la réflexion de Alain Widlöcher pour lequel le « figement n’exprime rien mais constitue l’épuisement de l’incitation -du déprimé- à agir ». Une approche somato-énergétique pas toujours convaincante. D’autres auteurs, à l’image d’André Green, intègrent « l’au-delà du principe de plaisir » dans leur élaboration: leur sentiment prévaut que le bébé -puis plus tardivement l’adolescent- redouble d’efforts pour progressivement s’arracher à l’attraction qu’exerce sur lui la force destructrice concomitante sinon inhérente à la pulsion de vie: « un conflit à mort pour la survie du moi » et qui conduit l’auteur du célèbre « narcissisme de vie, narcissisme de mort » à nettement distinguer la « dépression essentielle », la « dépression mélancolique » qui n’est plus de l’ordre de la « vitalité mais de la pulsionnalité » et la dépression relationnelle « liée à celle d’un autre ». « La première pulsion décrite par Freud, c’est celle, selon lui, qui veut défaire les résultats de l’investissement ». Encore convient-il de réfléchir, malgré la doctrine connue de A. Green en la matière, sur la part de narcissique et/ou d’objectal de l’investissement en question. Son regard tendu vers le visage maternel, « l’infans » attend de cet autre auquel il doit tout, les moyens de sa propre distance: de cet intense rapprochement entre la mère et l’enfant en bas âge, procèdent les capacités mêmes d’un éloignement. La tétanisation angoissée de la génitrice incapable de répondre, de prodiguer les soins, crée ce trou noir sidéral de l’état mélancolique à même de tout aspirer sur son passage. Ce défaut d’inscription deviendra la trace évanescente de cet échec primaire. Mystère de l’objet à perdre pour se constituer en tant que tel: « la détresse est paradoxalement nécessaire même si elle est potentiellement destructrice », affirme ainsi François Ansermet. Son collègue Jacques André confirme: « la dépression n’est pas un effet de la perte mais de son impossibilité ». D’où les insurmontables difficultés de l’adolescent à laisser réinvestir son corps par une pulsion sexuelle génitale là où la place est déjà occupée par du sexuel infantile…ou par du vide. Si le jeune pubère ne peut pas en effet partir à la conquête de ce qu’il n’a pas perdu, estime pour sa part Vassilis Kapsambelis, la crise pubertaire demeure néanmoins annonciatrice d’une réorganisation pulsionnelle dans « l’attente d’un ordre nouveau ». Celle-ci ferait, selon lui, finalement rempart à la dépression, ramenée à des « épisodes » typiques de cette période. Une approche qui permet la tranchante mise au point de René Roussillon: les « bébés ne sont pas mélancoliques » car cette souffrance « suppose la traversée du temps adolescent ». Retour à l’envoyeur. Signalons au passage le chapitre très instructif sur « les dépressions maternelles » de Monique Bydlowski, véritable typologie clinique des symptômes qui vont du simple « baby blues » aux psychoses aiguës postnatales. Particulièrement impressionnante, la variété des approches cliniciennes rendait impossible une conclusion: Roland Gori s’en sort plutôt bien en transposant la problématique sur la dépression passionnelle en fin de cure dans laquelle il croit déceler la conjuration d’une mélancolie primordiale. Au moins, la boucle est bouclée./. Nice, le 13 mai 2010 Jean-Luc Vannier