Mythologie : Miossec sur scène

Les concerts de Miossec offrent le spectacle de l’Homme aux prises avec le réel. Pourtant, la première impression qu’il laisse ne présuppose aucunement ce destin métaphysique. Lorsque Miossec entre en scène, le spectateur éprouve une certaine déception : un homme de petite taille, d’âge moyen, vêtu d’une chemise et d’un jean noirs apparaît, titubant quelque peu, embrumé par l’alcool qui lui permet de museler, pendant les quelques heures de spectacle, sa maladive timidité. Mais que les premières bouffées de sons retentissent, et ce pantin s’anime, faisant entrer le spectateur dans le corps du réel.Ce n’est pas un chanteur ivre que le spectateur vient contempler, c’est un corps. Il vient chercher l’essence du chant, qui manque à cette voix qui l’accompagne le matin à son travail, dans le métro ou en voiture. Car ce que la machine délivre n’est qu’un imprimé sur une bande, imperturbable, toujours identique à lui-même. En devenant spectateur, l’auditeur accède à l’épaisseur du réel. La voix qu’il connaît par cœur s’incarne dans un corps qui interfère avec les notes et le texte de la chanson. Des sensations fulgurantes et changeantes marquent à leur sceau l’intonation, modulent le texte, créant une nouvelle chanson, différente de celle qui était enregistrée.

 

L’artiste qui se dresse devant le spectateur, de chair et d’os, représente la vulnérabilité : Miossec, titubant, arrache par erreur le fil du micro, et soudain, plus de son. Cette vulnérabilité est rédemptrice en ce qu’elle rend à la chanson sa liberté. Lorsqu’elle est incarnée, la chanson a une existence incertaine, elle dépend de ce corps, seul capable de la faire exister. Le spectateur fait l’expérience sartrienne de la contingence de celle-ci, seule garante de sa liberté. Alors que l’auditeur, exclu du processus, ne peut qu’éteindre ou allumer le son, en devenant spectateur il détruit le déterminisme dans lequel l’enfermait la bande-son. L’essence de toute chanson c’est donc son existence. La chanson enregistrée est à la chanson chantée ce qu’une route tracée est à un sentier que l’on se fraie pas à pas : alors que le son enregistré s’inscrit dans une temporalité étendue, le son incarné offre l’expérience d’un temps de la pure présence, qui se perd au moment même où il est engendré – au segment s’oppose la suite de points. Paradoxe de cette temporalité : alors que le temps du son incarné est un moment infiniment court, il est considérablement plus riche que celui du son enregistré ; il est pour ainsi dire dense, dans la mesure où il fait signe vers la richesse inépuisable des possibles. Le son chanté, allégorie de la condition humaine, représente le corps soumis au temps, tourné vers l’avenir.

Dans un spectacle de Miossec, le réel s’offre au spectateur de façon « sursignifiante ». La douleur fait plier son corps, comme si la prononciation des paroles décuplait la souffrance exprimée dans le texte. Face à ce petit être qui se tord, se cogne et s’écorche la voix, le spectateur se réjouit, non de voir un homme souffrir, mais de l’éclosion du sens, engendré par l’excès de signification. Il y a là quelque chose qui rappelle le théâtre antique (comme le catch dans la Mythologie de Barthes). Les projecteurs marquent, creusent les traits crispés du visage, comme pour forcer la souffrance à s’extérioriser davantage (faisant signe vers les masques grimaçants de la comedia grecque), pour presser le corps comme un fruit dont on chercherait à extraire toute la pulpe. Le spectateur a alors devant les yeux la souffrance tout entière ; son plaisir ne vient pas seulement de ce qu’il reconnaît l’affect exprimé, mais aussi de ce qu’il a conscience du caractère absolu de l’effusion – il ne manque rien, rien ne lui est caché, tout est exprimé.

Il participe en outre activement au processus : à la « sursignification » du chanteur répond comme en écho la « surexpression » du spectateur. Alors que la bande-son excluait l’auditeur du processus d’expressivité, le chant en acte est en constante demande de la participation du spectateur (Miossec questionne la foule, l’interroge, ouvre amplement les bras vers elle). La scène offre le spectacle d’un espace scindé en deux interfaces symétriques, qui interfèrent l’une sur l’autre en léger « différé ». Un tel phénomène réclame nécessairement un total abandon de la part des deux interfaces. Le contre-exemple de l’artiste sur un plateau de télévision se livrant à un entretien avec un journaliste montre bien dans quelle mesure cet abandon est nécessaire au dévoilement plein et entier du réel. Miossec, artiste typiquement romantique, peu adapté au monde ordinaire, engoncé dans ses difficultés névrotiques, est assis en face d’un professionnel de la communication, habitué aux discussions vides et illusoirement aisées avec des interlocuteurs reconnaissant les mêmes valeurs et conventions tacites du dialogue. Face aux questions rigides du présentateur gominé (« Christophe Miossec, cet album est pour vous celui de la révélation ? Comment faites-vous pour écrire vos chansons ? »), le chanteur se trouve confronté à l’absurde : les questions – qui n’en sont pas : le présentateur termine chacune d’elles par « n’est-ce-pas ? » et n’écoute en aucun cas la réponse – le confrontent à l’impossibilité de l’expression, au non-sens muet. Étrangeté du dialogue de sourds : l’un cherche le combat, l’autre dépose les armes à la première seconde ; l’un communique trop, l’autre ne communique pas. Deux sphères de nature différente se frôlent sans jamais pouvoir entrer en contact.

Sur scène, Miossec est un messie venu offrir le réel le plus pur. Mais il ne l’offre qu’à ceux qui veulent bien le saisir.

 

 

Par Emilie Jeanneau

 

2 réflexions sur “Mythologie : Miossec sur scène”

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