A première vue, le destin entremêlé de ces deux frères pourrait à lui seul refléter la relation alambiquée entre philosophie, psychologie et psychanalyse. Vivement conseillée, la lecture simultanée du « William James » de Michel Meulders et de « L’aventure négative » d’André Green, deux ouvrages publiés aux Editions Hermann, écarte une telle approche. Dans la famille James, William et Henry ne sauraient se confondre. Tourné vers l’extérieur, plus projectif pour plagier C.G. Jung dont il n’est peut-être pas très éloigné, le premier oeuvre dans de multiples directions professionnelles: biologiste, créateur à Harvard du premier laboratoire de psychologie expérimentale aux Etats-Unis, l’auteur des « Principles of psychology » développe également dans son essai « Pragmatisme » une méthode philosophique volontariste fondée sur le « bien » et particulièrement soucieuse de la réalité. Plus intimiste, plus exigeant aussi avec lui-même, le second choisit l’écriture et le roman pour questionner avec une rare profondeur les vicissitudes de l’inconscient.
Dans la biographie qu’il consacre au frère aîné du célèbre écrivain, Michel Meulders déploie beaucoup d’énergie pour rendre hommage à William James, injustement relégué, selon lui, aux oubliettes des sciences de la vie. Une impressionnante galerie de portraits montre le véritable bouillonnement culturel dans lequel grandit l’intellectuel bostonien : en témoignent par exemple son « amitié fructueuse avec Bergson » et son « rôle capital attesté par Husserl dans la naissance de la phénoménologie ». Mais force est à l’auteur de reconnaître, parfois au prix de quelques résistances sinon de contradictions, la relative faiblesse de son héritage dans la pensée scientifique moderne. En cause, les paradoxes et les ambivalences de William James qui illustrent, malgré son adhésion affichée aux thèses de Darwin, son incapacité à quitter l’influence familiale empreinte de « transcendantalisme », d’une spiritualité religieuse et d’un moralisme dignes des « Born again » de l’Amérique contemporaine. Contrairement à Sigmund Freud qu’il rencontrera brièvement aux conférences de ce dernier à l’Université Clark en 1909, William James rejette la possibilité d’une introspection de l’inconscient. « Une métaphore inutile et un facteur de confusion », affirme-t-il malgré ses lectures de Franz Brentano et d’Arthur Schopenhauer, les deux maîtres à penser du père de la psychanalyse. La raison des troubles psychiques ne peut, selon lui, se détecter. Faut-il y déceler un déni de ses « fréquentes dépressions » et de ses propres « troubles psychosomatiques »? Michel Meulders a finalement beau faire: le travail et la vie de William James donnent le sentiment d’un homme tiraillé entre des ascendances opposées, à la vision parfois chaotique sinon superficielle. Le chapitre de ses « Principles of psychology » sur les relations entre la musique et l’émotion est simplement déconcertant: autant d’éléments susceptibles d’expliquer la correspondance de la fin de sa vie avec celle de la célébrité de sa pensée.
Il en va tout autrement pour Henry James. Dans « L’aventure négative », titre emprunté à une expression de l’auteur dont l’oeuvre « l’a accompagné durant de nombreuses années », André Green rassemble, tout en les refondant, la plupart de ses articles sur l’écrivain déjà publiés dès les années quatre-vingt. Revendiquant une filiation dans ce domaine avec Winnicott, le psychanalyste s’empare de la pièce maitresse du romancier « La Bête dans la jungle » pour en montrer -avec une rare méticulosité doublée d’une aussi rare élégance littéraire- la triple composante analytique: le rêve, la vie et l’écriture. De ce récit d’un désir ambivalent entre deux êtres au dessus desquels plane l’ombre menaçante d’un secret enfoui, Henry James approche au plus près le déroulement du processus analytique: rencontre à l’origine d’une relation transférentielle intense mais asymétrique, puissance investigatrice de la dimension onirique, chassé-croisé des motions pulsionnelles désirantes, séries de remaniements psychiques traitées par l’auteur comme autant de rebondissements successifs d’une tragédie constamment sous l’empire de l’inquiétante étrangeté, dénouement final inattendu qui transporte le héros au-delà de l’Eros. Une apologie du « Thanatos » dont on connait l’appétence revendiquée de longue date par l’analyste. « Tragédie de la chair », « désir d’un non désir », « traumatisme » d’un objet d’amour, « variation sur un thème oedipien », « deuil impossible », André Green explore, plus « conquistador » que jamais, toutes les pistes interprétatives dans ses trois « après-coups » enrichis par la narration prudente mais précise des moments forts dans la vie de l’écrivain. Réminiscence du premier face-à-face avec la mère, l’oeil devient, ajoute-t-il, « l’organe érotique par excellence chez James ». Du regard maternel de May à « l’hallucination » définitivement prédatrice de la « Bête », le savoir caché ne se dévoile qu’en creux: comme l’analyste doit accepter dans son travail de lâcher la proie pour l’ombre, d’accueillir l’irruption de l’intrus, c’est au lecteur, agi par la densité suggestive du récit, seul survivant finalement de cette rencontre mortifère, de témoigner de cet encryptage symbolique. Il devient, à son tour, le dépositaire de l’énigme comme il atteste, déstabilisé, de sa valeur affective./.
Michel Meulders, « William James », Editions Hermann Philosophie, 2010.
André Green, « L’aventure négative, Lecture psychanalytique d’Henry James », Editions Hermann Psychanalyse, 2009.
Nice, le 22 août 2010
Jean-Luc Vannier