De l’exil à l’errance, Marie-Jeanne Segers. – Par Jean-Luc Vannier

Contrairement aux apparences, et l’on sait qu’en psychanalyse ces dernières sont aussi trompeuses qu’instructives, l’ouvrage de Marie-Jeanne Segers « De l’exil à l’errance » publié aux Editions Eres, a peu à voir avec la pure métapsychologie freudienne. Avec un tel titre, on pouvait s’attendre à une descente en piqué dans les méandres de la psychologie des profondeurs : le passage sur le divan est en soi une errance, un décentrement susceptible de conduire à la reconnaissance et à l’acceptation d’un exil intérieur, perte irrémédiable de l’objet autrefois adulé. C’est pourtant vers le domaine de la réalité, celle de la géographie humaine en quelque sorte, que la Présidente de l’Association Freudienne de Belgique, oriente ses réflexions en posant « l’exil comme un des signifiants de la modernité ». « Enfant de coloniaux », ce professeur émérite des Facultés Saint-Louis de Bruxelles n’ignore toutefois rien des conséquences psychiques des migrations internationales, phénomène que l’Onu chiffre en centaines de millions d’individus pour les décennies à venir. Qu’on se rassure : chassez l’inconscient, il revient au galop. Les trois-cents pages passionnantes de ce livre, malgré quelques redondances ici ou là, « initient » le lecteur aux « modalités du travail » analytique dans un « contexte d’exclusion, de trauma et de précarité ». La psychanalyse à l’épreuve de la réalité « hyperkinétique » du monde moderne interroge ainsi le « sujet », malmené dans ses bouleversements identitaires, édulcoré par les transitions d’une culture à une autre imposées par le réel. Encore faut-il, suggère l’auteur, qu’il y ait « sujet de l’inconscient », fruit de la « révolution cartésienne » selon Charles Melman, souvent cité dans l’ouvrage. Existerait-il donc des civilisations privées d’inconscient ?

 

La psychanalyse questionne également la place de ce sujet désormais mouvante, établissant un parallèle saisissant entre l’éclatement générationnel dû aux déplacements migratoires et le morcellement intrinsèque des familles recomposées. Entre clivage et exil, « coupure avec ce qui n’a pas laissé de trace », le migrant, sans doute par souci culpabilisant d’une suradaptation impérative pour ses enfants, en vient à dénier ses racines et en oublier sa langue d’origine : certains réfugiés iraniens de la première vague, en thérapie avec l’auteur de ces lignes, enchâssent parfois comme un trésor d’une sulfureuse valeur, leur civilisation pourtant millénaire, en refusant par exemple de la transmettre à leurs enfants : passeport de l’ancien régime conservé, incapacité physique et psychologique de se rendre en République islamique, refus de transmettre la langue fârsi à leur descendant. Deuil impossible de l’un, énigme insoutenable pour l’autre : la progéniture souffre de sentir la présence, pourtant inaccessible, de cette mystérieuse crypte culturelle. On pense aussi aux propos de Marek Halter sur les « racines du peuple juif contenues dans le Livre », condition de survie pour l’errant quelle que puisse être sa patrie d’adoption.

 

Que convient-il d’entendre dans la « clinique des exilés » se demande Marie-Jeanne Segers ? L’errance des adolescents psychotiques peut-elle servir de marchepied afin d’appréhender cette « mélancolisation du lien social », symptôme repéré par celle qui a travaillé de longues années dans un centre médical réservé aux fonctionnaires d’institutions internationales ? L’exilé comme le jeune pubertaire franchit un passage, peut-être pas assez ritualisé, trop pauvre en signifiance symbolique pour éviter un « véritable déchirement entre un avant irrémédiablement perdu et un après irrémédiablement différent » explique-t-elle, rapprochant l’exil de la psychose. Et même au-delà : l’entredeux des frontières territoriales suggère l’explosion des pathologies borderline. Finalement, la condition d’étrangeté demeure pour l’être humain, voyageur ou pas: en lui-même et vis-à-vis des autres dans son nouveau pays d’accueil. Et comme la psychanalyse, souligne avec justesse Marie-Jeanne Segers, n’a pas vocation à « injecter une quelconque conception anthropologique dont elle se prétendrait la gardienne » en lieu et place du « manque à être », l’humain doit se faire une raison : il conservera toute sa vie un statut « d’exilé de l’intime ».

Nice, le 10 janvier 2011

Jean-Luc Vannier

2 réflexions sur “De l’exil à l’errance, Marie-Jeanne Segers. – Par Jean-Luc Vannier”

  1. L’homme, en partance, n’en finit pas de quitter la civilisation en route vers la déshumanité puisqu’on ne va, positivement, jamais « nulle part » et que les espaces ne sont plus à découvrir. Et maintenant, la géographie offre un paysage prétexté à une réalité hyperkinétique en guise et place d’expérience et de vie. Robert Plant, dans Big Log, disait : « There is no turning back… On the run. » Il reste un peu d’art, quand même, à vivre. Sinon, c’est de l’exil intérieur à la renonciation à l’identité, une captation insidieuse dans un système d’élimination organisée : « La mondialisation survit à l’humanité… Dans le présent. »

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