Boiter n’est pas pécher, Essais d’écoute analytique, Lucien Israël, -par Jean-Luc Vannier

La psychanalyse peut-elle s’enseigner à l’Université, hors du passage sur le divan ? Ce n’est pas le moindre paradoxe de « Boiter n’est pas pécher », l’ouvrage « testament » de Lucien Israël paru en 1989 et réédité récemment chez Eres, que de poser la question et tenter d’y répondre au travers d’un « cours libre » professé pendant vingt ans à la faculté de médecine d’Alsace et publié sous la forme d’articles. Une interrogation qui fait fidèlement écho aux Ecrits de Lacan : « ce que la psychanalyse nous enseigne, comment l’enseigner ? ».

Certes, l’introduction a de quoi refroidir. Ou échauffer : injustement, Lucien Israël prétend écarter les vertus de l’œuvre freudienne au motif qu’il n’a pas vu le fondateur de la psychanalyse à l’œuvre ! Et ce,  contrairement aux présentations de malades par Jacques Lacan auxquelles il a pu assister et qui créditeraient davantage, selon lui, le travail du psychanalyste français mort en 1981. Singulière assertion lorsque l’on connaît les qualités de clarté littéraire et la rigueur scientifique qui caractérisent les réflexions écrites du Viennois. Ceux qui ont vu et entendu Freud en ont également laissé quelques traces inoubliables. Lacan est, en revanche, connu pour s’être complu dans une pensée -volontairement ?- absconse et énigmatique destinée à maintenir sous son empire ses disciples et leurs possibles interprétations. Malgré ce qu’affirme l’auteur, le créateur de la « passe » se plaisait, par surcroît, à « occuper la scène » et ne laissait guère quiconque lui ravir cette place ! Le verrouillage sectaire d’enseignements lacaniens dans certaines des Universités françaises en témoigne encore aujourd’hui. On pourrait in fine ajouter à l’intention du psychiatre strasbourgeois un ultime argument : qu’adviendra-t-il de Lacan dans un siècle lorsque tous ceux qui l’ont connu de son vivant, auront disparu ? Une question qui n’est pas de pure forme à la vue des critiques acerbes envers certains de ses acolytes du lacanisme, de la part de celui qui, avec Moustafa Safouan, a ancré l’orientation presque exclusivement lacanienne de la psychanalyse à Strasbourg.

 

Laissons cette déconcertante introduction. Et admettons la richesse de ses perlaborations, énoncées de temps à autre sur un ton péremptoire, qui proposent une lecture -parfois- critique de Lacan. Rédigées dans les années quatre-vingt, elles concernent tous les débats du moment auxquels est mêlée la psychanalyse : ses rapports tumultueux avec la psychiatrie institutionnelle et avec les évolutions comportementalistes de la psychologie. Mais aussi les éléments constitutifs de la cure : l’auteur y rappelle l’importance de la tradition orale avec de convaincantes démonstrations sur le « langage maternel » appris par chaque enfant. Il cite les ambivalences « incestueuses » du transfert, le passage à l’acte, la « passe » lacanienne et la résistance de l’analyste lequel oublie parfois la règle d’abstinence, d’essence judaïque selon lui, du « taanit hadibur » : le jeûne de la parole. Parmi tous ces thèmes, deux reviennent souvent dans les différentes conférences : une nouvelle classification des névroses et une approche rénovée de l’hystérie, une des spécialités de l’auteur sur laquelle il avait « eu, explique-t-il, la naïveté d’écrire un livre » (« L’hystérique, le sexe et le médecin. Médecine et psychothérapie », Masson, 1976). Sur le premier thème, Lucien Israël défend la « normalité » de la névrose. Il en propose une conception « élargie » et distribuée en phases prénévrotique, « quiescente » de l’infantile, névrotique, celle d’acceptation de la perte et, pourrait-on dire, de la castration ainsi que postnévrotique, celle des multiples ratages obsessionnels ou phobiques, au risque de sombrer dans la psychose. « On ne parvient pas à la névrose, affirme-t-il, on naît névrosé, du moins dans la mesure où on naît à la parole ». Aussi magistrale que teintée de nostalgie, son approche générale de l’hystérie vise à en critiquer la « déportation » des signes et des signifiants dans le DSM III. Un « exil » qui tente de disséminer cette catégorie nosographique pour la noyer dans le corpus médicalisant de la bible psychiatrique américaine.

 

Enfin, dans le prolongement d’un texte de Freud rédigé en 1908 sur « caractère et érotisme anal », l’auteur élabore une passionnante réflexion au carrefour de la psychanalyse et du politique.  Dans deux de ses présentations, « L’inconscient et le dictateur » et « Big Brother et la petite sœur », il étaye ses considérations sur les impressionnants travaux d’Adorno de 1950 à propos du « caractère autoritaire » et regrette qu’aucune traduction française ne soit disponible. Omission heureusement réparée depuis avec le travail réalisé sur cette étude par Hélène Frappat (« Etudes sur la personnalité autoritaire », Editions Allia, 2007). D’une seule phrase, si l’on ose dire, Lucien Israël résume dans la conclusion de son livre, le cheminement fondamental de sa pensée, aux hasards de la vie : « cette dispersion ne m’a pas permis d’être l’homme d’une seule idée ». C’est justement pour cette raison qu’il mérite d’être lu./.

 

 

Nice, le 20 mars 2011

Jean-Luc Vannier

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